Il faut tout d’abord conceptuellement distinguer la cotisation de l’impôt.
La cotisation, la communauté et ses trésoriers
La première est le moyen de financer les dépenses collectives d’une communauté, un village, une tribu, une petite république hellénique, une ville, une bourgade… Chaque année au moins, une assemblée générale réunit les chefs de familles qui décident des travaux collectifs (dépierrer une pâture, restaurer un chemin) et des dépenses collectives (réparer le toit de l’église, payer un berger). Elle nomme un ou plusieurs trésoriers qui ont la responsabilité de la somme finale et des dépenses, et doivent en rendre compte devant l’assemblée.
En général les trésoriers sont choisis parmi les chefs de famille les plus aisés, car ils sont responsables sur leur fortune personnelle de la caisse. Ce qui implique naturellement que, plus la communauté est importante numériquement, plus les trésoriers doivent se doter d’une administration (secrétaires, gardes), et doivent éventuellement s’en remettre à des banquiers. Peu à peu, la structure peut évoluer jusqu’à devenir autonome et former un embryon d’Etat républicain (comme Athènes ou Rome).
De l’invasion barbare à l’empire (630-650)
L’impôt est imposé par un Etat sur les communautés et un Etat est avant tout un empire. Un empire est formé par la conquête militaire d’un ou plusieurs aventuriers barbares comme Alexandre le Grand, Gengis Khan, les Califes arabes…
Durant cette première phase, rien, structurellement, ne distingue l’empire d’une agression de barbares germaniques, arabes, turcs ou kurdes qui mènent un pillage soudain et abrupte contre un ou plusieurs villages, bourgades, entités communautaires.
Dans la décennie qui suit cette première année, l’envahisseur qui tient ces communautés « en son empire », leur propose, plutôt que de subir son pillage désordonné et systématique, d’acheter leur tranquillité par un abonnement. Rien ne le distingue alors d’une razzia menée sur plusieurs années, contraignant les républiques en question à contracter avec les barbares pour qu’ils cessent leurs attaques.
Le monopole de la force et les barbares concurrents (640-690)
Peu à peu, le montant de l’abonnement devient assez lourd à la communauté qui fait tout pour s’en dégager. Le groupe conquérant use alors d’un argument sécuritaire. « Nous avons certes établi une contrainte qui n’existait pas au préalable, mais, désormais, nous sommes chargés de vous défendre contre les menaces extérieures ». Cette défense s’exerce donc contre de nouveaux envahisseurs, d’autres barbares, des groupes adverses de bandits ou de brigands.
A ce stade le fonctionnement d’une mafia ne diffère absolument pas : (1) On met une pression violente contre rétribution : le racket ; (2) En échange du racket, on promet que personne ne pourra piller en concurrence sans en subir durement les conséquences.
Au cours de cette première décennie, d’autres groupes de barbares peuvent tenter de pénétrer à l’intérieur de la zone soumise à cet abonnement, ils sont donc des concurrents des premiers envahisseurs. Les communautés peuvent faire le choix de refuser de financer la défense du premier groupe, en espérant qu’il perde la guerre, car le nouvel envahisseur peut s’avérer moins gourmand puisque tout récemment organisé.
Cependant le pari est hautement risqué, car les premiers envahisseurs ont étendu leur puissance et ont la crainte de perdre leur puissance, s’ils l’emportent contre les seconds envahisseurs, leur crainte se muera en colère et ils se vengeront contre les communautés qui n’ont pas voulu les financer. Alors que si les seconds l’emportent, ils entameront une relation nouvelle, dans laquelle toute contribution obtenue avec les communautés est un élément d’extension de leur puissance.
A ce moment, il est nécessaire de rappeler que dans les relations humaines de puissance, la relation politico-militaire donne en général sa faveur aux plus faibles, aux plus affamés, qui n’ont rien à perdre. A l’inverse, dans la relation capitaliste, c’est le plus installé qui, doté de la plus grande puissance, aura tendance à l’emporter systématiquement.
De l’aristocratie conquérante à la dynastie : la guerre des généraux (650-690)
Progressivement, le groupe envahisseur s’installe dans des camps militaires, qui deviennent des villes. L’argent est collecté auprès des contribuables soumis par des agents, et remis aux trésoriers nommés par cette communauté dominante (qui jusqu’alors fonctionne comme n’importe quelle communauté, à la différence qu’elle n’a pas besoin de cotiser, et qu’au contraire chaque chef de famille reçoit une part du butin ainsi abonné).
La surface de la communauté aristocratique ainsi formée étant très importante, une administration spécialisée de plus en plus importante se développe au centre des camps militaires et commencent à centraliser le revenu. Les généraux nomment directement les trésoriers en dépit de l’assemblée dont les membres se contentent d’attendre la rente individuelle.
Conscients de cela, les communautés soumises établissent également avec les généraux et leurs trésoriers des relations contractuelles et clientélistes personnelles, qui accroissent l’influence des généraux auprès de la population d’envahisseurs. Lorsque parmi ces chefs militaires, le plus puissant, le plus intelligent, le plus appuyé sur des républiques soumises, le plus chanceux, le plus généreux avec les troupes parvient à éliminer ses adversaires, l’administration lui est entièrement dévolue.
Les communautés, dans un souci d’ordre, auront intérêt à favoriser l’irruption d’une administration monarchique au sein de la communauté aristocratique, car, ainsi, le poids financier des plus puissants (en termes capitalistiques) de chaque communauté auront, à la cour, un poids égal aux membres de l’aristocratie conquérante.
Le processus de civilisation et la formation d’une élite impériale (690-810)
L’Etat impérial est donc, à ce stade, à peu près structuré. La nouvelle ville devient le lieu de résidence de l’élite des communautés soumises et de l’élite du peuple conquérant. Le dynaste à la tête de la trésorerie absorbe un excédent des contributions de plus en plus important. L’administration, la maison du dynaste, ses courtisans et la nouvelle élite dépensent beaucoup et font à l’industrie des communautés soumises des commandes de luxe. Ces mêmes financiers voient converger autour d’eux de lettrés flatteurs pour l’un ou l’autre corps d’élite qui « vivent au dépend de ceux qui les écoutent ». C’est le processus appelé : « civilisation ».
Dans ce système, seule l’ancienne aristocratie militaire résiste à sa perte d’influence et forme des partis et groupes de pression, qui sont la plupart du temps dirigé par des généraux rivaux, et forment un système clientéliste qui, sur le long terme, agit en sa défaveur puisque le chauvinisme qui en découle favorise une élite parmi les envahisseurs, en tant que chefs de partis.
Ceci contraint l’administration du dynaste, avec le soutien des communautés, à recruter d’autres militaires pour faire contre-poids. Lorsque l’ancienne aristocratie militaire est vaincue, son élite est absorbée par la cour dynastique et le reste est rétrogradé au rang de communauté de contribuable, peu à peu, chacun de ses privilèges (part de l’impôt d’abord, puis, exemption de contribution après) sont abolis.
Les stratégies de survie : nouvelle aristocratie militaire, Etat providence ou nouvelle invasion barbare
Finalement, soit le nouvel Etat centralisé succombe à la nouvelle aristocratie des mercenaires, soit un nouveau peuple barbare vient piller le pays, et établir ses propres abonnements, enclenchant un nouveau cycle de fondation impériale, puis de création d’un Etat et finalement de civilisation.
L’Etat impérial peut aussi tenter, après l’argument sécuritaire, de gagner la faveur des communautés par la carotte : les donations. Le dynastie construit des greniers qui assurent la survie alimentaire en cas de famine. En somme, avec l’argent prélevé aux communautés, il leur garantie qu’une part leur reviendra. Comme les communautés ont développé une forme de dépendance à la sous-traitance sécuritaire de l’Etat et à ses commandes industrielles et commerciales, leurs élites ignorent délibérément qu’au départ les communautés auraient pu le financer elle-même à bien moindre coût _les dépenses somptuaires de la capitale en moins_ et rendent grâce à l’Etat pour sa générosité. Il se rend irremplaçable : c’est l’Etat providence. Il fonde des écoles, des centres cultuels, des hôpitaux, des universités, avec les « deniers publics ».
L’Etat moderne a donc, avec l’appui d’une administration solide et en usant du renouvellement constant de son mercenariat sécuritaire, une politique de séduction à l’égard des contribuables. Cette politique de séduction aboutit à laisser supposer au contribuable qu’il est membre d’une vaste cité et que son impôt est une cotisation.