Homosexualité au Maroc Médiéval, Tolérance et réprobation

La question de l’homosexualité est devenue un des points de crispation essentiels des enjeux de mœurs qui agitent le Maroc. La liberté et la « diversité » sexuelle sont présentés par l’élite occidentalisée comme un des marqueurs fondamentaux de la civilisation contemporaine des droits humains.

Cet impératif induit mécaniquement une réaction populiste homophobe dans la plupart des régions non-occidentales du monde (ex-URSS, Afrique subsaharienne, Asie confucéenne, monde arabo-musulman).

Cette opposition s’appuie aussi bien sur le « bon sens » moral que sur la réprobation de l’acte contre-nature. Il repose également sur un sentiment anti-impérialiste structuré autour des valeurs religieuses et familiales.

L’homosexualité avant la lettre

 

Pourtant, avant que le terme d’ « homosexualité » ne soit inventé par la médecine psychiatrique occidentale (au XIXème siècle) pour définir une catégorie d’individus marginaux, le fait homosexuel (« sodomite » ou lesbien) était largement répandu, sans caractériser ni « un choix » ni « un état naturel ».

La plupart du temps, comme chez la plupart des animaux sociaux, ce type de rapports s’inscrivait dans des relations de dominations et/ou dans la recherche du plaisir, sans jamais exclure la relation sexuelle « naturelle » entre deux êtres de sexe opposé.

Il n’y avait donc aucune antinomie, ni en Grèce ancienne, ni à Rome, ni dans le Dâr al-Islam entre pédérastie[1] et amitié virile d’un côté, et mariage hétérosexuel à btu de procréation de l’autre.

La morale des différentes cultures tendait cependant à réprouver un comportement considéré à la fois comme stérile biologiquement, et relevant d’une recherche excessive du plaisir.

Il fallait donc lutter contre un penchant « naturel » à commettre un acte « contre-nature ». L’ambivalence entre passion et refrènement naturel se retrouvait dans la question naturelle de l’incitation au vol, à la violence, au rapt, au meurtre. Ces actes s’opposaient aux lois divines et humaines, mais pouvaient aussi s’inscrire de manière légale dans des pratiques rituelles et/ou collectives (la guerre permettant en général de les commettre tous en parfaite légitimité…)

L’acte homosexuel n’échappait donc pas à cette norme ambivalente. A Rome, par exemple, la pédérastie grecque, elle-même basée sur le rapport de domination du maître sur le disciple, était partiellement admise. Le sodomite passif était cependant déchu de ses droits politiques, une peine gravissime dans un monde où l’appartenance à une cité était l’unique pourvoyeur de droits. L’actif, cependant, accomplissait un acte viril naturel, quel que soit le sexe de la personne qui le recevait.

Cette approche se maintient durant la période islamique.

La civilisation musulmane hérite à la fois des rapports d’homosexualité antiques et de la réprobation morale à la recherche passionnelle du plaisir, présente dans le néo-platonisme et le christianisme. Aucun texte sacré ou légal de l’Islam, contrairement à la Torah et à l’évangile ne réprime explicitement l’acte sodomite. Bien évidemment, le comportement lesbien est lui complètement ignoré.

Ibn Fadlan, ambassadeur abbasside à la cour des Sultans musulmans de Bolgar (actuel Tatarstan russe), au Xème siècle, nous conte avec beaucoup d’étonnement l’horreur que représente la sodomie aux yeux des turcs nomades et païens des steppes de l’actuel Kazakhstan, et la violence de la peine infligée aux homosexuels. La longueur et les détails du passage laissent supposer que pour les musulmans, à l’inverse, la sodomie (active) n’est guère plus qu’un vice moral assez répandu[2]

La pédérastie dans le Maghreb Fatimide (Xème-XIème s.) : actif ou passif ?

Au sein de cet univers islamique tolérant, le Maghreb possède, dans les sources médiévales, quelques spécificités dignes de susciter des commentaires de géographes ou d’historiens.

Commençons par Ibn Hawqal, voyageur et géographe de cour, auteur d’une somme cosmographique et encyclopédique de référence (Kitāb ṣurat al-Arḍ), couvrant l’ensemble du monde islamique, des Indes à l’Espagne[3]. Cet irakien était adepte de la révolution chiite fatimide de Tunisie. Rappelons à ce titre que le Mahdî était alors (ré)apparu dans le Tafilalt marocain. L’auteur visite un Maghreb qui est alors soumis à la suzeraineté de la cour fatimide de Mahdia et, surtout, sous le contrôle militaire de la tribu berbère des Kutama (ouest tunisien), le principal pilier militaire du régime.

A la page 69 de l’édition de sa description du Maghreb, on lit : « La plupart des Berbères qui habitent le Maġrib, depuis Sijilmasa  [Tafilalt] jusqu’aux […] dépendances de Būna [‘Anaba], accueillent les voyageurs avec hospitalité ; il se trouve même des gens parmi eux qui, pour faire honneur aux étrangers, leur prostituent leurs enfants. Cette détestable coutume fut vivement combattue par Abū ‘Abd Allah le missionnaire [Fatimide] qui eut recours à des moyens extrêmes pour l’abolir ; mais elle résista à tous ses efforts. »

Cette observation, un sujet d’actualité brûlante pour Ibn Hawqal, est renouvelée à la p.75, lorsqu’il s’agit de traiter du Maghreb central et de la région sétifienne : Les Berbères des environs […] sont non-seulement pleins d’hospitalité pour leurs hôtes, mais leur prostituent leurs enfants mâles, en choisissant pour eux ceux des meilleures familles. […] J’ai appris d’Abū ‘Ali b. Abī Sa‘īd qu’ils voulaient par là donner une grande marque d’honneur à leurs hôtes, et ils s’en vantaient comme d’une chose honorable. »

On en déduit une culture assez étendue et décomplexée de la pédérastie. Celle-ci s’inscrit avant tout dans le rituel d’hospitalité, si cher aux Maghrébins jusqu’à nos jours.

Ibn Hawqal assure que cette coutume, qui ne semble pas être en usage dans la région tunisienne côtière, est frontalement combattue par la réforme morale chiite du nouveau régime : « Cet usage attira sur eux la colère d’Abū ‘Abd Allah, le missionnaire (fatimide), qui les mit hors la loi. »

 

On apprend que la tribu des Kutama, ancien groupe ethnique berbère de Numidie, présente dans l’épigraphie du Vème-VIème siècle[4], et fer de lance de la révolution fatimide, se targue de ne pas pratiquer cette coutume désormais « hors la loi ».On peut en déduire soit, que, contraire aux valeurs morales du gouvernement tunisien, les Kutama en nient l’existence(« ils la condamnent même, et ne souffrent pas qu’on parle d’une pareille chose »), soit que cette tribu, ainsi que « quelques autres tribus » de la Tunisie intérieure, avaient des traditions plus romanisées et plus arabisées que les berbères « algéro-marocains », et avaient donc perdu cette coutume spécifique.

 

Une source d’une époque contemporaine, transmise par le biais du géographe andalous al-Bakrî (fin XIème siècle), dévoile l’étendue de la pédérastie au Maġrib al-Aqšā. Un héritier idrisside du début du Xème siècle, Gennūn b. Ibrāhīm ar-Rahūnī subit une avalanche de pamphlets désobligeants pour avoir, selon la notice poétique, enlevé la maîtresse d’un poète renommé de l’époque, Al-Bajālī. Celui-ci affirme notamment dans ses rimes que «  Passif quand il est seul avec son page. »[5]

 

Ce vers nous apprend deux choses :

1 : que la pédérastie n’est pas un vice gravissime, ce qui confirme les informations transmises par Ibn Hawqal.

2 : que, par contre, comme à Rome, le fait d’être passif amoindrit la virilité de celui qui s’y livre, et est un sujet de mépris, et de plaisanteries amères…

En dépit de cette pédérastie apparemment excessive, les maghrébins sont décrits, quelques pages plus loin (p.80), avec l’éloge qui sied à un peuple pieux et modeste. On n’y rencontre pas les instruments de musique de la débauche, les « femmes musiciennes », non plus que « les efféminés (Muḫannaṯūn) et l’impudicité ».

Nous contemplons ici le portrait d’une société paradoxale, où l’on rejette les formes de déviances du Moyen-Orient, notamment la transsexualité et la promiscuité sexuelle artistique, mais où la pédérastie est répandue, notamment dans le cadre d’un devoir d’hospitalité élevé au rang de loi…

Déviances citadines dans les ruelles de Fès, transsexualité, homosexualité féminine… (XVIème s.)

 

La transsexualité ne semble pourtant pas avoir été parfaitement absente du Maroc, à en croire le conquistador, captif, explorateur et géographe Marmol y Carvajal, qui nous offre vers 1550 le portrait le plus détaillé et vivant du Maghreb Saadien qu’on n’ait jamais écrit[6].

Il assure que les tenanciers des Funduq « sortent en habits de femmes avec barbe rasée et une quenouille à la ceinture et parlent avec une voie adoucie contrefaisant celle des femmes, pour inciter les hommes à une infâme luxure ».

Marmol est scandalisé par la licence luxurieuse qui se commet dans les hôtelleries des quartiers populaires de Fās, ce qui laisse supposer qu’il n’en était pas de même en Espagne au même moment. Il les décrit comme des « repaires de démons où se commettent 1000 pêchers avec tant de licence et d’impunité qu’il est permis aux hôteliers […] de vendre du vin, de loger des femmes et de jeunes enfants, comme lieux consacrés à la débauche. »

Au cours de sa description on trouve même une attestation de pédophilie dans ce qu’il décrit comme de véritables hôtels de passe.

L’auteur est absolument horrifié par l’impunité donnée aux hôteliers, qu’ils achètent à coût d’impôts spéciaux et d’une importante corruption ; « mais on ne les laisse ni entrer aux bains, ni aux mosquées, ni converser avec les marchands, ni louer les hôtelleries proches de la Qarawiyīn ».

A nouveau, on retrouve cette distinction très claire entre l’acte légal et/ou toléré, et sa réprobation sociale et morale, qui caractérise un rapport à la déviance dans la civilisation islamique, et au Maghreb en particulier. Marmol ajoute cependant que lors de la campagne saadienne vers le royaume de Fès, le chérif de Marrakech avait promis aux gens de Fās qu’il abolirait cette turpitude, promesse « électorale » qui, peu après son arrivée au pouvoir, fut rapidement oubliée…

Que sait-on de l’homosexualité féminine ? C’est un auteur contemporain de Marmol, Léon l’Africain, qui nous en parle, au sujet des la pratique de la Magie dans sa bonne ville de Fās. Cet aristocrate musulman déchu, devenu secrétaire du pape de Rome, a un regard très dur sur les pratiques du peuple commun, il ne valorise que la numérologie divinatoire où il perçoit de la science. Pour le reste, aucun acte superstitieux ne trouve grâce à ses yeux.

« La troisième espèce [de magiciens] est de femmes qui font entendre au peuple qu’elles sont familières des Jīnn blancs […mais] à vrai-dire, elles sont atteintes de ce mauvais vice d’user charnellement les unes avec les autres »

Ces dernières usent ainsi de diverses stratégies pour parvenir à leurs fins : « voyant une femme qui ait en soi quelque beauté, elles la prendront en amour, comme le ferait une homme, et au nom du Jīnn, pour récompense et paiement, lui demandent des copulations charnelles, dont celles à qui elles font cette impudique et déshonnête demande, pensant, peu rusées, complaire au Jīnn, y consentent le plus souvent ! »

 

Léon n’est cependant pas si naïf de croire à une simple manipulation, il observe que la tendance lesbienne finit par séduire les patientes qui « ayant pris goût à ce jeu, et alléchées par le doux plaisir qu’elles y reçoivent, feignent la maladie, afin d’envoyer quérir l’une de ces devineresses, le plus souvent par le mari même […] elles font croire au mari, sot et peu rusé, qu’un esprit est entré dans le corps de sa femme, et pour sa santé, il faut recommander son congé et rejoindre le rang des devineresses, et converser sûrement en leur compagnie »

A nouveau Léon assure que certains maris ne sont pas crédules, lesquels, « percevant cette ruse avec finesse, font sortir le Jīnn du corps de leurs femmes avec un terrible son de coups sourds et de belles bastonnades. D’autres aussi font entendre aux devineresses être détenus par le Jīnn, et les déçoivent par le moyen dont ont usé leurs femmes. »[7].

 

L’irruption du privé dans l’espace publique et l’imposition légale de la norme morale

 

L’homosexualité telle qu’elle est conçue (et fantasmée) par l’occident postchrétien et une part des élites postcoloniales du tiers-monde ne correspond jamais exactement aux catégories du monde ancien, antique et médiéval. Le concept dominant est celui de la pédérastie, la quête passionnée par un adulte mâture d’un jeune homme pubère mais frais et innocent. L’homosexualité au sens contemporain n’apparaît que dans la description du comportement lesbien des devineresses de Fās, sujet pourtant largement ignoré des sources anciennes.

On peut déduire de ces quelques sources que si la pédérastie est bien répandue et relativement acceptée dans le monde musulman, elle est, au début du Moyen-Âge assez spécifiquement généralisée dans le Maghreb intérieur[8]. En lisant Ibn Hawqal, on sent bien que les berbères ont un rapport particulier à l’homosexualité, même s’ils s’appliquent un code social rigide qui ne tolère pas les exceptions artistiques et transsexuelles du Moyen-Orient.

Le comportement transsexuel est cependant assuré pour le XVIème siècle, ainsi que la prostitution pédophile, qui semble bien universellement réprouvée.

On peut conclure d’une impression générale, que la déviance sexuelle, sans être acceptée par les « bonnes gens » a toujours été tolérée.

Le Maghreb islamique fut et reste un monde complexe et paradoxal, où norme morale et pratique s’enchevêtrent sans se confronter nécessairement. Où dispositions légales et habitudes coutumières semblent s’opposer tout en se complétant[9].

De nos jours, il est évident que c’est le culte de la publicité et de la revendication de la liberté individuelle promue par la culture occidentale qui dérègle ces systèmes de tolérance et de réprobation.

Dans des sociétés ou l’immoral était accepté lorsqu’il était discret, officialiser et surtout montrer la déviance ne peut que provoquer la réduction de la tolérance à la norme morale et légale la plus drastique au sein d’une majorité conservatrice qui veut désormais rationnaliser son rapport à la norme.


[1] La pédérastie caractérise le rapport homosexuel le plus fréquent avant l’âge contemporain, il s’agit de la relation physique et morale entre un homme d’âge mur et un adolescent ou un jeune adulte qui lui est attaché par un lien sentimental et disciplinaire.

[2] Ibn Fadlan, Ibn Fadlan’s journey to Russia : a tenth-century traveler from Baghad to the Volga River, R. Nelson Frye, 2005

[3] Ibn Hawqal, Description de l’Afrique, trad. M. G. De SLANE, JA, 1842

[4] J.-P. Laporte, « Ketama, Kutama », Encyclopédie berbère, 27 | Kairouan – Kifan Bel-Ghomari, Aix-en-Provence, Edisud, 2005, p. 4179-4187, http://encyclopedieberbere.revues.org/1346

[5]Al-Bakrī, Description de l’Afrique Septentrionale, trad. M. G. De SLANE, pp. 249-250/éd., pp. 290-291

[6] Marmol y Carvajal, L’Afrique de Marmol, II, trad. N. PERROT D’Ablancourt, 1667, pp. 161-162

[7] Léon l’Africain, De l’Afrique, I, trad. J. TEMPORAL, 1830, pp. 401-403

[8] Aucune source gréco-romaine traitant de la Maurétanie ne relève cette coutume, peut-être en raison de l’extrême normalité de ces pratiques dans l’empire antique.

[9] L’exemple du rapport aux drogues peut permettre de comprendre ces conceptions opposées au rationalisme (conservateur comme progressiste) en vigueur au XXème et XXIème siècle :  au XIXème siècle, un grand nombre de chérifiens ruraux fumaient du kif et buvaient de la mahiya tandis que l’élite citadine méprisaient fumeurs et ivrognes et que la législation officielle condamnait aussi bien l’usage de l’alcool que celui du tabac à fumer à de lourdes peines. On pouvait acheter des pipes pour le Kif, comportement méprisé à Fās mais valorisé à la campagne, on pouvait aussi acheter du tabac pour priser, mais il était interdit de fumer une pipe bourrée au tabac dans un lieu public ; voir Ch. De Foucauld, Reconnaissance au Maroc, 1883.

Pour aller plus loin, voir la synthèse proposée par l’association de jeunes chercheurs médiévistes Actuel Moyen-Âge.