Pris en bloc, l’état d’esprit des musulmans du Haut-Sénégal-Niger ne paraît pas opposé à notre civilisation si certains partis nous ont fait de l’opposition, ce n’est pas parce que nous sommes une nation chrétienne, mais simplement parce que notre action a menacé l’indépendance jusqu’ici absolue de chefs turbulents ou de tribus pillardes que ces chefs ou ceux qui cherchent à soulever ces tribus mettent en avant la question religieuse et prêchent la guerre sainte contre les infidèles, rien de plus naturel mais la religion est ici un masque et non une cause, et le sultan du Maroc chercherait à établir sa domination sur la Mauritanie qu’il rencontrerait tout autant d’hostilité que la France, sinon plus.
Nul doute que les indigènes musulmans préféreraient le plus souvent leur indépendance au joug pourtant bénin de l’autorité française, mais les non musulmans pensent de même et des faits récents ont prouvé qu’il est plus difficile d’obtenir la soumission des animistes de la forêt que celle des musulmans du Soudan septentrional dans le Haut-Sénégal-Niger même, c’est chez les animistes que nous avons rencontré les résistances les plus acharnées et les tribus que nous n’avons pu soumettre que tout récemment, comme celles des Lobi et des Tombe, comptent parmi celles que l’islamisme n’a jamais entamées
Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à craindre des musulmans au Soudan que des non musulmans. Les uns et les autres nous considèrent comme des maîtres parfois gênants, parfois utiles, généralement bienveillants, et nous subissent avec plus ou moins de facilité selon la nature de leur caractère et la diversité de leurs intérêts. Ceux d’entre eux qui désireraient le plus ardemment nous voir partir du pays et il s’en trouve certainement dans la haute classe sinon dans la plèbe le désirent, non pas parce que nous ne sommes pas de leur foi, mais simplement parce que nous ne sommes ni de leur race, ni de leur mentalité, ni de leur sol, en un mot parce que nous sommes « l’étranger ».
Les Noirs en particulier ne sont ni des mystiques ni des philosophes spéculatifs ce sont des matérialistes superstitieux, qui n’adoptent telle ou telle religion que parce qu’ils sont persuadés que les pratiques de cette religion détourneront d’eux des maux tangibles, tels que la maladie ou la mort, ou que l’abstention de ces pratiques attirera sur eux les mêmes maux. Quant & la doctrine, elle ne passe qu’au second plan et il est douteux qu’on puisse rencontrer chez eux beaucoup de Mêles disposés à subir le martyre plutôt que de renier leur foi.
L’islamophobie n’a donc pas de raison d’être au Soudan, mais, par contre, l’islamophilie, dans le sens d’une préférence accordée aux musulmans ou d’un encouragement à la propagation de l’islamisme, constituerait également une erreur fort grave, en créant un sentiment de méfiance parmi les populations animistes, qui se trouvent être les plus nombreuses et qui, à certains égards, sont plus accessibles à nos idées que les populations musulmanes.
Lorsqu’on envisage l’influence exercée par l’islamisme sur la race noire, les avis sont très partagés. Il semble que la religion musulmane ait produit, là où elle s’est implantée, des résultats indéniables en ce qui concerne la civilisation extérieure et matérielle, mais il ne parait pas que la modification de la mentalité indigène ait été bien profonde et que la moralité des individus ait été sensiblement améliorée quant à l’état social des populations, il n’a, je crois, subi aucun progrès. Les résultats de l’islamisation des Noirs sont vraisemblablement supérieurs, au point de vue purement objectif, à ceux obtenus çà et là par leur christianisation, mais il serait peut-être préférable, pour les indigènes, que leur civilisation évoluât normalement par suite d’une modification lente des religions autochtones.
Au point de vue de la capacité intellectuelle, les peuples du Soudan qui ont adopté l’islamisme n’apparaissent pas sensiblement supérieurs aux autres d’une part, ce ne sont pas toujours les mieux doués sous le rapport de l’intelligence qui se sont convertis à l’islam et, d’autre part, on ne constate pas de différence appréciable entre les fractions d’un même peuple demeurées animistes et celles qui ont embrassé l’islamisme. Si les musulmans sont en général plus affinés que les autres, cela tient à leur éducation supérieure, à leur groupement en centres plus considérables et à leurs déplacements plus fréquents et plus lointains, d’où résultent des frottements qui font souvent défaut aux populations animistes, plus dispersées et plus casanières.