La page de deux décennies de guerre contre le terrorisme se tourne, après l’apogée du mouvement salafiste jihadiste dans les années 2010, la consolidation du pouvoir taliban en Afghanistan ou l’effritement rapide de certains États pro-occidentaux en Afrique de l’Ouest. Dans ces conditions, il peut sembler un peu hors sujet que d’envisager une quelconque dés-islamisation des sociétés du monde musulmans. Certes les fondamentaux institutionnels et sociaux, à tout le moins dans le monde sunnite majoritaire, impliquaient que chaque sujet du droit musulman était lui-même un prêtre de la religion. Il ne vivait donc pas l’ordre confessionnel comme une violence ou une contrainte autoritaire. A l’inverse, le concept de laïcité ne pouvait décemment être transposée à une société sans clergé. Par ailleurs, du fait de sa lenteur, voire de sa lourdeur, la machine à financement public de la recherche en Occident ne s’est vraiment intéressée à l’islam politique qu’au cours des années 1980, mise au pied du mur par Khomeini et le tournant religieux au Liban et en Afghanistan alors que presque tout le monde travaillait sur la contre-insurrection tiers-mondiste ou socialiste. Une fois cette nouvelle préoccupation devenue mainstream, les intérêts furent tous orientés sur l’explication du fait musulman avant de prendre en compte en catastrophe le courant insurrectionnel du salafisme au lendemain du 11 septembre. Il y a désormais une nouvelle focalisation sur l’islam politique et sur les gourous du jihadisme en ligne, ce qui alimente et conforte l’idéologie dominante de l’intelligentsia et de la bourgeoisie occidentale et occidentalisée, qu’ils surplombent une masse ignorante d’arabo-musulmans fanatiques et rétrogrades.
Et pourtant, un certain nombres d’indicateurs suggèrent que les sociétés du monde arabo-musulman pourraient se trouver à un tournant dans leur rapport à la religion. Entre le début de la tentative de la révolution libanaise (2019) et maintenant, le point commun qui unit tous les habitants du pays du cèdre n’est autre qu’une aversion de plus en plus prononcée pour leurs élites communautaires, qu’elles fussent cléricales, politiques, militaires… et associatives. L’ordre confessionnel qui semblait protéger les individus dans leurs privilèges collectifs face à l’adversité apparaît désormais comme une prison partagée, divisée en multiples cellules, chacune avec son gardien propre. On a vu émerger au sein du mouvement de nombreux militants qui, pour s’affranchir de cette emprise des élites communautaires, se revendiquaient athées, et pas seulement parmi les communautés occidentalisées (chrétiens, sunnites…), mais même au cœur du monde chiite duodécimain.
Au Liban, le canal d’expression des individus est tellement corseté par l’organisation confessionnelle qu’il est difficile de se rendre compte de cette lame de fond de sécularisation tant le cléricalisme y semble indéboulonnable. Et pourtant, le grand frère iranien a déjà fait une expérience bien avant tout le monde, de ce que la velayat-e-faqīh pouvait engendrer comme sécularisation et irréligion au sein de la population. C’est une secret mal gardé que le régime de Khamenei ne tient plus que par son emprise militaire, et que bien rares sont désormais les fidèles à se présenter à la mosquée, quand on n’a pas simplement l’impression que le Ramadan ne se tient que sur le boulevard principal. Le processus de réactance peut expliquer en grande partie cet échec manifeste de la révolution culturelle islamique lancée, au départ, avec un large appui populaire. En effet, l’affiliation du clergé et des valeurs religieuses au bras séculier de l’État est un phénomène archétypal de la réforme bourgeoise qu’avait connu l’Occident entre le XVIIe et le XIXe siècle. Pour les mêmes raisons qu’il avait été la prémisse de la sécularisation européenne, ce régime d’ordre moral a fait la démonstration qu’il visait avant tout à protéger les droits de la classe dirigeante islamo-conservatrice ou de la bourgeoisie passive occidentalo-dominatrice : cet état de fait ne pouvait que déteindre sur la légitimité de la religion. Pourtant, il ne s’agit pas d’un facteur unique, mais peut-être plutôt d’un épiphénomène d’un processus de modernisation dont les Iraniens, toute tendance confondue, hésitent rarement à se vanter de l’avancement, par rapport aux autres musulmans. En effet, cette modernité est à la fois induite et produite par le processus révolutionnaire. Deux indices suffisent à en donner une certaine idée. Le taux de fécondité tournait autour de 7 enfants par femme à la veille de la révolution, il est tombé à 2 entre 1982 et 1997. Certes, c’est une tendance est commune à une bonne partie des contrées que l’on qualifie avec pudeur de ‘pays en développements’. Néanmoins elle connait des points de départs différents, et surtout des rapidités extrêmement variables. La comparaison avec la fécondité dans l’Irak prétendument ‘laïc’ sur la même période est sans doute significative.
Taux de fécondité : Iran vs Irak
Par ailleurs, ce changement de rapport à la famille n’est pas seulement la conséquence d’une évolution des mentalités, il est surtout le fruit de contraintes socio-économiques et culturelles induites par la modernité républicaine. La structure du travail elle-même, dans un pays de rente pétrolière, a transformé l’Iran d’une société où une minuscule caste éduquée et occidentalisée dominait un immense prolétariat rural analphabète en un des pays comptant le plus grands nombres d’étudiants dans le supérieur, et ce en une courte génération seulement.
Part d’étudiants du supérieur : Iran vs Israël
Ce processus à la fois affectif, social et économique, rappelle celui qui a profondément bouleversé les sociétés ibériques pendant les dictatures franquistes et salazaristes. En effet, sans l’obéissance des prêtres à la discipline fascisante, sans leur soumission à un État répressif et impopulaire, sans leur dénonciation constante de tous ceux dont la pensée déviait, il n’y aurait pas eu la réaction politique contre ce clergé devenu appareil du despotisme : sans cléricalisme, il n’y aurait pas eu la Movida. L’Espagne et le Portugal déchristianisés du XXIe siècle sont le produit du catholicisme intégriste du XXe siècle, surtout si l’on compare la constance de la conviction religieuse des Italiens sur la même période.
Cette réplication iranienne de l’expérience ibérique aurait du inquiéter les régimes du monde arabo-musulman. Tous utilisaient d’une manière ou d’une autre l’idéologie religieuse, le conservatisme, le cléricalisme ou le confessionnalisme pour légitimer leurs pouvoirs ou contenir leurs peuples. Il est bien admis aujourd’hui qu’ils ont favorisé l’islamisme universitaire dans les années 1970 afin de faire pièce aux partis communistes de divers obédiences et, plus généralement, à toute aspiration égalitaire ou démocratique. Pourtant, la révolution iranienne avait freiné de telles ardeurs, et il y avait eu ensuite une tentative d’équilibre entre le maintien de la hiérarchie traditionnelle et une occidentalisation débridée de ceux qui la dominaient. Pourtant, les révolutions de 2011 ont complètement rebattu les cartes. Avec l’appui des démocraties occidentales et l’influence constante du Qatar et de la Turquie akpiste, les régimes (le ministère de l’intérieur tunisien, l’armée égyptienne, le makhzen marocain, le FLN algérien, mais également les élites tribales libyennes ou les groupes d’opposition syriens et yéménites) ; tous ont promu une « alternance » islamo-conservatrice contrôlée. Le mouvement frère musulman avait pourtant été tragiquement absent au cours des insurrections populaires dont le caractère profondément non-islamique et non-islamiste est indéniable. Néanmoins, les partis « fréristes » de tous ces pays ayant été longtemps marginalisés et méprisés, ils incarnaient malgré tout, aux yeux de la population, de la nouvelle petite bourgeoisie aux classes ouvrières, une forme de social-démocratie et d’idéal de justice, de rigueur et de transparence.
La désillusion n’en fut que plus violente… et dangereuse pour les régimes. Terrifiés à l’idée d’être renversés de fond en comble, ils se sont évertués entre 2013 et 2016, cette fois avec le soutien de l’Arabie Saoudite, à renverser, violemment ou par des tactiques plus subtiles, les partis islamo-conservateurs qui n’ont alors eu comme alternative que de collaborer ou de disparaître. Malgré tout, les cas marocains et tunisiens sont ici emblématiques, impuissants tout en étant exposés, ils sont passés de résistants légitimes à des collaborateurs des régimes ; et ils ont donc fini par faire l’unanimité contre eux. Les régimes ayant épuisé leur carte islamiste, ils pensaient avoir fait d’une pierre deux coups. Or, pendant ce temps, une nouvelle génération a émergé : l’opposition radicale est non seulement plus diffuse, mais également plus clairement séculière. Il semble qu’une part de plus en plus importante de cette population soit convaincue que la religion est plus le problème que la solution. Et c’est exactement ce qui ressort des motivations et des arguments du Ḥirak algérien de 2019.
Déjà au moment du Hirak rifain dont certains observateurs avaient tôt fait de voir un mouvement islamiste (sic !), un des éléments majeurs de la révolte eu lieu un vendredi de mai 2017 lorsque Nasser Zefzafi, le leader du mouvement, fut arrêté pour avoir porté atteinte à l’autorité religieuse. En effet, les imams avaient tous reçu du ministère des affaires religieuses – dépendant du palais royal et pas du premier ministère islamiste – un prêche pré-écrit (comme souvent) qui expliquait que quiconque se joindrait au mouvement, s’attaquerait de facto au commandeur des croyants, et que, cee faisant, tout rebelle politique serait également considéré apostat, et susceptible de la répression pénale afférente. L’émotion bouleversée des leaders du mouvement en dit long. Ils s’exclamèrent alors d’une seule voix que la religion n’avait rien à faire avec la politique, que le makhzen n’avait pas le droit de l’utiliser pour opprimer les gens. Il s’agissait d’un véritable appel à la laïcité, à la séparation de l’islam et de l’État. Parallèlement, un des rappeurs contestataires le plus écoutés, al-Ḥāqid, désormais réfugié en Belgique en raison de sa dénonciation de la monarchie prédatrice, est non seulement un infatigable militant depuis 2011, mais également un des plus irréligieux, – ou à tout le moins areligieux – qui soit. Dans son discours, la religion apparaît comme une vieillerie, généralement au service des dominants, et clairement utilisée plus comme répression que dans l’intérêt des croyants. Il est le symbole générationnel, social, culturel et politique le plus éclatant de cet anticléricalisme et de cette revendication sociale, politique et séculière qui traverse l’ensemble du monde musulman.
Le changement n’est pas seulement populaire, il est également profondément ancré dans l’idéologie dominante. En effet, face au péril islamique révolutionnaire, les Saoudiens ont tout d’abord promu des salafistes en Syrie (jihadistes) ou en Égypte (quiétistes). Terrifiés par le tour que prit l’insurrection jihadiste syro-irakienne, dont les militants les menaçaient directement de renversement, la nouvelle idée promue par le roi Salman après 2015 consista à transformer le royaume wahhabite en un promoteur de sécularisation accélérée. Pour survivre, la famille saoudienne était prête à donner à cette partie de sa jeunesse occidentalisée le cadre de vie qu’elle espérait, sans hésiter à sacrifier le wahhabisme qui nourrissait ses pires ennemis, et à dissoudre la police religieuse (ḥisba). Il y a désormais une incitation forte à ce que des femmes saoudiennes prennent la place des immigrés égyptiens ou indo-pakistanais, y compris en tant que serveuses. Le pari, audacieux, a été couronné de succès et le caractère autoritaire du régime a fait le reste. Après avoir exporté le salafisme pendant des décennies, Riyad est désormais le chantre de la modernité occidentale, qui se manifeste aussi géopolitiquement dans son alliance désormais ouverte et revendiquée avec Israël – où, à l’inverse, le poids du religieux ne cesse de croître.
La géopolitique est aussi un élément moteur de cette mutation saoudienne. En effet, il y a désormais une nouvelle idéologie qui réduit la dissonance cognitive entre islam rigoriste et alignement pro-occidental, et qui permet du même coup de poursuivre la lutte contre l’Iran. Ainsi, lorsque le Qatar s’est retrouvé le seul promoteur du courant islamiste, il a été du même coup l’objet d’un boycott généralisé. Il était alors question de rappeler la dimension panislamiste qui traversait l’idéologie de Khomeini, et qui permettait d’exclure du même coup ce même financier du Hezbollah et des frères musulmans. Cette même période 2015-2017 a aussi vu le régime turc complètement changer de fil idéologique, basculant d’un positionnement panislamiste favorable au Kurdes et prodémocratie, vers le camp des régimes autoritaires et ultra-nationalistes, notamment à travers l’alliance avec l’extrême droite et la collaboration avec la Russie. Si Erdoghan continue de s’opposer aux Saoudiens et aux Français en Libye, il faut souligner que la propagande officielle et les idées professées par ses partisans ont suivi cette évolution flagrante vers l’ultranationalisme identitaire au cours de ces 7 dernières années.
Sur le fond, l’évolution de l’idéologie officielle saoudienne n’est pas tant un bouleversement qu’une mutation, qui, bien que contre-intuitive reste logique. En effet, en cherchant à s’émanciper du clergé traditionnel des universités et madrasa, et des confréries, en luttant contre les superstitions maraboutiques et païennes qui étaient aussi le socle culturel de l’Islam, les salafistes ont préparé les esprits à la modernité rationaliste. Quiconque aura voyagé dans les campagnes reculées des pays les plus pauvres aura constaté à quel point les salafistes sont souvent, et paradoxalement, les plus accessibles à un esprit occidental : combattant les abus des autorités traditionnelles, de l’excision au Soudan à l’esclavagisme maraboutique au Mali. Ce faisant, la tentative de concilier rationalité et littéralisme coranique ne pouvait fonctionner que tant que la population était convaincue. Or, en accélérant le désenchantement du religieux, ils ont mis en danger l’ensemble de la religion. Car si le texte sacré doit être pris comme tel, au cas où il ne résiste pas à l’examen scientifique, il chute immanquablement : en voulant le mettre à l’épreuve de la rationalité de la science moderne, ils ont réfuté celle de Dieu. Ce processus n’est pas incompréhensible, il s’est déjà produit dans le passé : le littéralisme et l’anticléricalisme étaient les moteurs de la réforme protestante. Or, celle qui fut plus d’un siècle durant un mouvement radical et fanatique, intégriste et volontiers révolutionnaire, a fini par accoucher d’une société largement sécularisée, et finalement déchristianisée, plusieurs décennie plus tôt que l’Europe catholique.
Quiconque travaille sur les origines de l’islam, sur l’histoire du califat omeyyade ou abbasside, sur le texte coranique… aura aussi senti à quel point les réactions sur les réseaux sociaux sont passés d’un radicalisme anti-critique à un scepticisme mainstream. Lorsque, dans les années 2000, on avait peur de souligner le manque de preuve sur l’importance de La Mecque avant les Omeyyades ou de mettre en exergue que le Coran pourrait bien avoir plusieurs auteurs différents, possiblement juifs et chrétiens, on est désormais confronté à des activistes révisionnistes qui voudraient même que l’Islam soit une pure invention des Omeyyades, voire des Abbassides. Il ne faut pas négliger un autre facteur à cette mutation, le fait que l’esprit humain peut difficilement résister à des forces conjointes et hostiles. Il y a forcément dans cette dés-islamisation populaire le signe d’une victoire de l’islamophobie occidentale et bourgeoise. Il y a dans la désillusion politique un rejet des idéologies du passé, nationalistes comme islamistes, qui n’ont pas permis que les classes moyennes ou les ouvriers migrants puissent vivre et instruire leurs enfants selon les standards de la mondialisation occidentale. Il devient plus difficile désormais d’espérer vivre en Europe tout en défendant des valeurs religieuses d’altérités. Par ailleurs, l’exode, réel ou imaginaire, a commencé, il s’entend à chaque coin de rue depuis des décennies, a fortiori depuis 2011, de Beyrouth à Casablanca et à Dacca.
L’effondrement du PJD lors des dernières élections au Maroc, et le soutien assez large dont jouit Qays Saʿyid dans son coup d’État en Tunisie sont peut-être des signes avant-coureurs de cette lame de fond qu’il serait utile d’analyser en détail. Il ne faut pas se laisser influencer par le consensus moral des sociétés arabo-musulmanes où, à l’instar de celles de l’Italie ou de l’Amérique du Sud, même complètement sécularisés, les individus n’osent pas penser sans la religion, et encore moins le professer en public. Ceci doit conduire à la fois à modérer ces intuitions, mais en même temps, il ne doit pas faire oublier qu’avant d’admettre qu’on est devenu athée, on a commencé par oublier d’aller à la mosquée. Le cas extrême de la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan n’est pas non plus un contre-exemple péremptoire, mais peut-être plutôt une exception qui confirme la règle. D’une part l’archaïsme économique du pays tranche complètement avec les équilibres sociaux et démographiques du reste du monde arabo-musulman contemporain. Le taux d’urbanisation plafonne encore à 20% et l’alphabétisation est elle-même encore très basse. La permanence des structures traditionnelles rurales implique un conservatisme idéologique fort. D’autre part, il y a une sorte de rattrapage après vingt années hors de l’histoire, conséquence de l’occupation occidentale. Cependant, même dans ce cas, rien ne dit que le nouveau pouvoir sera en mesure d’imposer son programme au peuple. Rappelons à ce titre que les régimes communistes arrivés au pouvoir dans les années 1970 sont devenus en une vingtaine d’année les meilleurs élèves du néolibéralismes, et de précieux alliés des États-Unis, a fortiori lorsqu’ils ont conservé la totalité du pouvoir après la chute de l’URSS.