La Mauritanie : Identité et Stratégie entre Maghreb et Afrique de l’Ouest[1].
Introduction : entre Maghreb et Soudan
Le Trab al-Baydân (la terre des Blancs) est un pont entre l’espace méditerranéen et le Sahel. C’est dans le sol de l’espace mauritanien que gisent les vestiges soudaniens du Xe siècle du royaume de Ghânâ et des cités musulmanes du fleuve Sénégal comme Takrûr et Sinâ. Ici se sont développées les cités caravanières des Ṣanhājā d’Awdaġost, puis Wallāta, Tīšīt, et enfin Šingiṭi et Wādān. C’est encore là qu’est né, au XIe siècle, le mouvement politico-religieux des Almoravides qui a unifié le l’Occident musulman et al-Andalus et fondé la capitale impériale de Marrakech. Largement soumis à l’empire mandingue de Malli au XIVe siècle, les territoires berbérophones fusionnent peu à peu avec les tribus Ma‘qīl qui se déploient depuis le sud-marocain et forment au XVIIe siècle le gros des tribus militaires alaouites (comme les Oudayas).
Cet espace mauritanien est aussi bien négligé par les études du Maghreb que par celles consacrées à l’Afrique de l’Ouest. Pour deux raisons :
–La Mauritanie a été conquise par les troupes coloniales françaises depuis le Sénégal. Rattachée à l’AOF, son histoire « moderne » s’est donc largement orientée vers l’espace subsaharien.
–La politique coloniale française s’est efforcée de rompre tous liens transsahariens, d’abord en interrompant son commerce puis en distinguant sur des bases raciales ses « sujets » entre « noirs » et « nord-africains ».
Pourtant la Mauritanie contemporaine se revendique à la fois africaine et arabe, et cherche sa place, et son positionnement stratégique, entre Unité Africaine et Ligue Arabe.
Une division interne entre « nord » et « sud » semble découler de cette situation particulière, fruit de différences culturelles et socio-économiques historiques et d’une histoire coloniale divergente. Une partie des populations du nord et de l’est, réparties autour des oasis de l’Adrar et du Tagant, ont résisté à l’armée française de 1908 à 1934 alors que les élites des émirats du sud (Trarza et Brakna), voisins du fleuve Sénégal, furent rapidement intégrées à l’espace impérial français. Les premiers habitent les régions arides et pratiquent le nomadisme chamelier tandis que les seconds transhument entre les rives du Sénégal et l’intérieur, au gré des hivernages et fréquentent les agriculteurs négro-africains des berges du fleuve.
Il n’y a aucune distinction de nature (et de tribus) entre les grand-nomades du nord et leurs voisins de la zone espagnole (Rio de Oro), qu’on appelle Sahraouis. On identifiera ces groupes, ainsi que les sédentaires de l’Adrar dans la catégorie nordiste (Idâ-û-‘Alî, Ûlâd Bû Sbâ‘, Rgeibat, Smassid, etc.). Les héritiers des royaumes du sud et des élites francisées de St Louis seront désignés comme Sudistes.
Carte générale des enjeux ethniques et régionaux
1 : « Mauritaniens nous resterons » entre AOF et Maroc (1901-1972)
Du Sénégal aux confins algéro-marocains : conquête et administration françaises
Le Shmâmâ, c’est-à-dire la rive droite du Sénégal, est conquis par l’armée française sous Napoléon III depuis la ville de Saint-Louis. Les émirats voisins du Trarza et du Brakna passent alors sous un protectorat du gouvernement du Sénégal qui devient, en 1895, l’Afrique Occidentale Française (AOF), sous autorité du ministère des colonies (Handloff, 1990, p. 12-3). Ce n’est que tardivement, en 1901, que l’armée coloniale décide d’intégrer les deux émirats du sud sous l’autorité du gouverneur général, installé à Dakar. Cependant, l’officier en charge de la conquête, Xavier Coppolani, est arabisant d’Algérie. Il considère donc la rive droite comme arabe (Santoir, 1990, p. 564).
En 1904, les Sudistes du Brakna, du Trarza et du Tagant (centre) deviennent un « territoire civil » sous l’autorité d’un vice-gouverneur dans la commune française de St Louis. La guerre de conquête de l’Adrar (nord) qui s’ensuit de 1908 à 1912 est intimement liée à la politique française au Maroc puisque les « rebelles » considèrent appartenir à la sphère d’influence du sultanat de Fès (Rézette, 1975, p. 79). De la signature du traité de Fès en 1912, jusqu’à l’année 1934, les troupes espagnoles et françaises sont engagées dans une difficile guerre de « pacification » des populations sahraouies (nordistes), jusqu’aux confins du protectorat marocain (Handloff, 1990, p. 14-7).
En 1920, l’AOF est réorganisée et les territoires deviennent des « Colonies ». La Mauritanie réunit des populations arabophones (maures) mais hors de la tutelle du protectorat de Rabat (ministère des Affaires Etrangères) ou du gouverneur général de l’Algérie (ministère de la Guerre). Il devient le Territoire d’Outre-Mer (TOM) de Mauritanie lors la fondation de l’Union Française (UF) en 1946-7. L’identité des nouveaux citoyens français de Mauritanie se construit alors dans un rapport ambivalent aussi bien envers l’Afrique du Nord qu’envers l’Afrique noire.
Une Mauritanie marocaine ? Le ralliement de certains Sahraouis
Horma ould Babana est en 1946 le premier député du TOM de Mauritanie au palais Bourbon. Il est le président de l’Entente Mauritanienne, branche de la section sénégalaise de la SFIO de Léopold Senghor (Handloff, 1990, p. 20). Ce Sahraoui expose pourtant dès 1946 au journal France-Soir une conception d’un pays qu’on ne doit pas « considérer comme une partie de l’Afrique Noire mais […] comme faisant partie du Maroc » (Le Monde, 14.03.58). Paradoxalement, cet Idâ-û-‘Alî, qui a des contribules dans le protectorat français défend encore la politique de la Résidence en mars 1951(Le Monde, 08.03.51). Battu aux élections la même année par le parti des notables de l’Union Progressiste Mauritanienne (UPM) soutenu par le gouverneur, il se rapproche de l’Istiqlâl marocain qui diffuse en 1955 une carte du Maroc incluant la Mauritanie. En 1956, Babana décide de rallier Rabat et fonde en même temps la section mauritanienne du bureau du Maghreb au Caire (Le Monde, 27.06.56). Il soutient officiellement les positions de Allal al-Fassi au sujet du Grand Maroc (Le Monde, 05.07.1956) qu’il étend même jusqu’à Saint-Louis (Le Monde, 26.11.1956).
En février 1957, plusieurs accrochages opposent des « forces incontrôlées » de l’Armée de Libération Marocaine (ALM) aux forces françaises près de Fort Trinquet (Marchesin, 1992, p. 96). Les renseignements français soupçonnent cependant l’Istiqlâl et la monarchie de tenter de fomenter un jihâd favorable au Makhzen à l’intérieur du TOM. Ils signalent que « 350 notables du Rio (de Oro) se sont rendus à Rabat, et sont revenus convaincus de l’aide inconditionnelle du sultan dans cette guerre sainte ». (Marchesin, 1992, p. 97 : Bulletin de renseignements mensuels, avril-mai 1957). Cette note fait aussi état de la fondation d’une Armée de Libération de la Mauritanie, après deux réunions à Gelmim et Tiznit, en territoire « marocain ». (Le Monde, Lefèvre, J., 16.04.1957). Parallèlement, l’UPM dominant exige l’autonomie à l’égard de l’AOF pour des raisons démographiques et identitaires et l’administration française décide de fonder une capitale autonome, Nouakchott, pour court-circuiter ces velléités qui semblent avoir eu le soutien des Rgeibat, les Sahraouis des confins septentrionaux (Le Monde, 23.02.57). Babana est rejoint en mars 1958 par l’émir de Trarza, et un notable Smassid (nordiste), Sidi Baba, futur président du parlement marocain (Baduel, 1994, p. 13).
Mohammed V, en novembre 1958, souligne dans le cadre de son « discours du trône » les points prioritaires du projet marocain : « Quel que soit le choix des Mauritaniens et des Sahariens, ils continueront à faire partie de la « communauté marocaine […] car tous les Marocains sont membres d’une même famille, professent la même foi (islam sunnite malékite, nda), parlent la même langue (l’arabe, nda) et sont liés par l’allégeance au trône alaouite, qui est le garant de la continuité de la communauté marocaine ». Il n’est pas lieu de juger de la véracité historique de cette dernière affirmation ; mais il faut souligner que les relations traditionnelles des tribus et confréries nordistes sont très proches de celles des autres ethnies du Bled Sîba : solidarité spirituelle à l’égard du trône chérifien, mais jalouse défense de l’indépendance politique.
Peu à peu, les autorités de l’Union Française favorisent l’émergence de nouveaux leaders politiques prêts à répudier l’ambition marocaine. Parallèlement, elles développent le projet d’une Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS). Cependant, on ignore tout de l’ancrage de l’option marocaine dans la population maure, à part, comme le souligne Decréane, la proportion de Non au référendum sur la communauté française (Le Monde, 01.10.58).
Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS) ou Fédération du Mali ?
Cette intense propagande marocaine entre en confrontation avec le projet français d’une intégration économique saharienne incluant l’ensemble de la Mauritanie. Le ministre d’Etat et futur président de la Côte d’Ivoire, Houphouët-Boigny présente la loi sur l’OCRS à l’hiver 1956-57, et elle est rapidement votée. En juin 1957, Paris crée le ministère du Sahara devant gérer directement les ressources tout juste découvertes du désert (Pontaine, 1961).
Cependant les leaders de l’UPM rejettent « une organisation économique qui se présente sous des aspects politiques » (Le Monde, 23.02.57, Milcent E.). Ce projet est notamment rejeté par le principal dirigeant pro-français de Mauritanie, el-Moktar Ndiaye, né d’une mère nordiste (Ûlâd Bû Sbâ‘) et d’un père de l’aristocratie wolof. Il est à la fois président de l’assemblée territoriale depuis 1951 et député puis sénateur à Paris. Logiquement, après le renversement de la IVe république, le projet d’OCRS est rapidement enterré.
Les radicaux panarabistes se regroupent dans la Nahda et selon la presse française, continuent à apprécier la « voix du Sahara Marocain » (Marchesin, 1992, p. 107), la radio du Makhzen. Certains sont accusés en 1959 d’être à la solde de Rabat ; le parti est d’ailleurs dissous fin 1960, au lendemain de la demande marocaine à l’ONU de rejetter l’indépendance de la République Islamique (RIM) (Baduel, 1994, p. 89-90 et 95).
Les autorités françaises accélèrent le processus de fusion des partis sous l’autorité de Moktar ould Daddah et mettent en branle la marche vers l’indépendance : « nombreux sont les spécialistes français du pays qui estiment qu’il faut la soutenir […] son résultat, si elle était organisée dans les mois qui viennent, serait, assurent-ils, l’affirmation devant l’opinion internationale que les Maures refusent l’intégration marocaine (Le Monde, 10.05.58, Chaffard, G.).
La question « arabe » étant réglée, surgit la question « noire », puisqu’une certaine Union des Originaires de la Mauritanie du Sud (UOMS) réclame le rattachement de la rive droite du fleuve au Sénégal (Le Monde, 25.12.57, Milcent, E.). En 1959 la RIM devient autonome dans le cadre de la Communauté Française.
Le mouvement indépendantiste (minoritaire à l’assemblée territoriale) est dirigé par un wolof, radicalement opposé à l’hypothèse marocaine, Ndiawar Sarr. En octobre 1958, il fonde l’Union Nationale Mauritanienne (UNM), rompt avec la Nahda et se rattache au Parti Fédéraliste Africain proche du Sénégal. L’UNM demande rapidement le rattachement de la RIM à la « Fédération du Mali », fondée en janvier 1959 et a le soutien des militants négro-africains (Le Monde, 18.01.60, Decréane, P.) qui souhaitent une intégration régionale ouest-africaine (De La Serre, 1966, p. 323 ; Baduel, 1994, p. 88-9). Cependant, Daddah s’y refuse catégoriquement, probablement avec le soutien français (Le Monde, 26.03.59, Blanchet, A.).
« L’indépendance »
C’est dans ce contexte que Mokhtar ould Daddah, arabophone sudiste (Trarza), devient le chef franco-africain absolu de la jeune république. En 1958, il craint plus l’annexion marocaine que l’OCRS (Le Monde, 03.04.58) : « Je précise bien que notre appartenance à la communauté franco-africaine ne saurait être mise en cause, car l’avenir d’une Mauritanie moderne et prospère dépend de l’appui de la France […] » (Le Monde, 15.02.58). Au congrès d’Aleg, la même année, il privilégie « l’unité mauritanienne au sein d’une fédération AOF » (Marchesin, 1992, p. 104).
Il conduit la RIM à l’indépendance, mais en concédant une forte sujétion financière à Paris qui entreprend l’exploitation des mines de fer et la construction de la nouvelle capitale à Nouakchott. Lors du discours de proclamation, le 28 novembre 1960, Daddah aurait affirmé : « Au moment où la France, par des institutions généreuses, nous donne le droit de nous gouverner nous-mêmes et de nous déterminer librement, je dis non au Maroc ! Mauritaniens nous étions. Mauritaniens nous sommes. Mauritaniens nous resterons » (Baduel, 1994, p. 14). Le choix anti-malien et anti-marocain correspond assez clairement à une option française. Il est en tout cas argumenté selon la géographie de « l’orient arabe : la Mauritanie est appelée “Chenguitt”, alors que le Maroc est appelé “Marrakech”» (Le Monde, 31.08.60).
En décembre 1960, l’URSS soutient le Maroc, pourtant sous le pouvoir absolu du prince Hassan qui a exclu les progressistes, et oppose son véto à la reconnaissance de la RIM. Rabat a aussi le soutien du Mali, dont l’alliance au sein du groupe (progressiste !) de Casablanca a pu reposer sur un plan tacite de partage du Sahara. Le Hodh oriental, jusqu’alors rattaché au Soudan français, avait en effet été annexé à la Mauritanie en 1944 par les autorités coloniales. Dès 1960, Daddah dénonce les velléités conjointes de ses deux voisins.
Finalement, l’URSS retire son véto à l’automne 1961, lorsque la République de Chine (Taïwan), vassale des USA, accepte de reconnaître la Mongolie Extérieure prosoviétique (Le Monde, 30.10.61). Cependant, Modibo Keita maintient sa position lors d’une visite d’Etat très commentée à Moscou (Le Monde, 23.05.62), la délégation mauritanienne exprime alors des craintes d’invasion depuis les confins nord du Mali (Constantin et Coulon, 1979).
La RIM a été contrainte de s’inventer par opposition aux ambitions fédéralistes ouest-africaines et au projet du Grand Maroc.
2 : Entre Alger et Rabat, la montée au nord (1972-1984)
Vers le Rio de Oro
La RIM a ainsi développé une rhétorique « mauritanienne » présentant la culture « arabo-berbère » et la langue Hassaniya comme ciment de l’identité nationale. En conséquence, cette identité impliquait le rattachement du Rio (et du sud marocain) à Nouakchott.
Car, pour Daddah, les Sahraouis espagnols ne sont rien sinon des Maures : « Nous sommes tous des Sahraouis » (Marchesin, 1992, p. 149). Et ils partagent en effet une même organisation sociale, un même rite religieux, un même mode de vie et un même dialecte. Ce faisant, le président Daddah rompt avec la position d’autodétermination dans le cadre des frontières héritées de la colonisation qui légitimaient l’existence même de la Mauritanie.
Daddah passe alors cinq années à marteler cette position nationaliste, identitaire et une rhétorique unioniste à propos du Sahara espagnol. Finalement, sa politique maure prend des accents plus clairement panarabistes et en 1966, il lance l’arabisation de l’enseignement. Il se rapproche alors de Boumediene, qu’il rencontre à Alger au printemps 1967 et convient avec lui de proposer un référendum d’autodétermination (Le Monde, 28.03.67) ; il se rend la semaine suivante au Caire.
De son côté, le Maroc cherche également à normaliser ses relations avec le FLN. Hassan II reconnaît la RIM juste avant les sommets panislamiques et arabes de Rabat en 1969. L’année suivante, il noue des « relations cordiales » avec l’Algérie (rompues depuis la guerre des sables de 1963). Le 14 septembre 1970, c’est finalement à Nouadhibou qu’est organisée une rencontre officielle tripartite, la seule de l’histoire, entre Daddah, Boumediene et Hassan II. C’est bien évidemment sur l’opposition à l’Espagne que repose cette « réconciliation maghrébine ». Les trois chefs d’Etat conviennent alors du principe d’autodétermination des populations de la zone espagnole. Si Rabat et Alger souhaitent avant tout conserver leurs positions sur ce sujet sans se délégitimer, la Mauritanie joue la neutralisation de leurs forces.
Parallèlement, Nouakchott accélère sa politique d’arabisation et rejette le Franc CFA en 1972, Daddah refusant le traité d’union monétaire (UEMOA) et rejoint la Ligue Arabe. Il obtient le soutien économique de l’Algérie qui vient de nationaliser ses hydrocarbures (Gaudio, 1978, ch. XXII). La RIM lui emboite le pas et nationalise l’exploitation du fer en 1974, fondant la SNIM.
Hassan II favorise un discours anticolonialiste et progressiste au sein les étudiants issus des notabilités du Sahara : Teknas, Ida-û-‘Alî, Ûlâd Bû Sbâ‘ et certains Rgeibat. Suite aux coups d’Etat de 1971 et 1972, il réprime en effet sévèrement nationalistes et progressistes, qui ne peuvent trouver de canal d’expression que dans la perspective de la libération du Rio du colonialisme espagnol. Différents groupes se coalisent avec le soutien tacite des Algériens et des Marocains, de Guelmim (Maroc), à Nouadhibou (Mauritanie) en passant par la zone militaire algérienne de Tindouf et Zouérate, où est fondé le 29 April 1973 le Frente Para la Liberación de Saguia Al Hamra y Rio de Oro (POLISARIO).
Le Conseil mauritanien de redressement national (CMRN) entre Alger, Rabat et Dakar
Finalement, Nouakchott abandonne Alger, et s’associe à Rabat qui lui concède un tiers du Rio, et cosigne les accords de Madrid du 14 novembre 1975. Le POLISARIO opte alors pour une stratégie offensive contre l’armée mauritanienne, avec le soutien de Boumediene, qui rompt toutes relations diplomatiques avec Nouakchott.
Très rapidement, la RIM, impréparée et fragile économiquement accumule les revers militaires et une dette monumentale. En conséquence, un collectif d’officiers (le CMRN-CMSN), dirigé par Mostapha ould Saleck, originaire du Hodh, renverse le dictateur en 1978. Le nouveau régime prend immédiatement contact avec le Polisario, qui proclame un cessez-le-feu unilatéral. Le premier ministre sahraoui, Haidalla est alors considéré comme pro-marocain (Le Monde, 22.03.79).
Pourtant, le CMSN comprend aussi des officiers « neutralistes » qui prônent une « politique d’équilibre » avec Rabat. Ils considèrent que l’autonomie de la Mauritanie n’est garantie que comme Etat tampon entre les deux rivaux maghrébins dont les pressions s’équilibrent (Baduel, 1989, p. 32-3).
Senghor menace à mots à peine voilés de soutenir la sécession des négro-africains du fleuve si le français était éliminé de l’administration (Le Monde, 22.03.79). Ahmed ould Bouceif, également originaire du Hodh, conduit alors un putsch au sein du CMRN le 06 avril et Senghor vient à sa rencontre le 09 avril (Le Monde, 11.04.79). Son soutien au Maroc est considéré comme évident lorsqu’il déclare : « Cette recherche de la paix par nos moyens propres ne pourra déboucher sur une remise en cause de notre alliance avec le Maroc qui, lui aussi, veut la paix ! » (Le Monde, 14.04.79). Bouceif s’inscrit donc pleinement dans l’alliance avec le camps « modéré » du Sénégal et le Maroc. Un mois plus tard, celui qui « passait pour […] pro-occidental » (Le Monde, 29.05.79) meurt dans un accident d’avion devant Dakar, où il devait participer à un sommet de la CEDEAO.
Le nouvel homme fort est Mohammed Khouna ould Haidalla, de mère sahraouie de la tribu Laaroussine ; il signe la paix avec le Polisario en août. Ce dernier qu’on avait cru pro-marocain, établit une politique de « stricte neutralité » (Baduel, 1989, p. 35). Il se plaint rapidement des « manœuvres » marocaines, qui ne tolèrent pas ce revirement (Le Monde, 18.09.79). Senghor se rend cependant à Nouakchott en octobre pour s’assurer de l’alignement de la RIM au camp « modéré » (Le Monde, 12.10.79). On suppose que ce dernier dût concéder l’arrêt du chantage sur les populations négro-mauritaniennes et on sait que Haidalla a alors promulgué une réforme linguistique équilibrée (Le Monde, 08.01.1980, « le Sursaut patriotique », Balta, P.)
Début 1981, un putsch mené par des officiers du Trarza et du Hodh est clairement lié à des manœuvres marocaines (Le Monde, 28.03.81, Le Monde, 29.06.81, Langellier J.-P., Jeune Afrique, 25.03.81, Diaw, 1998, p. 217). Haidalla rompt ses relations diplomatiques avec Hassan II. Cependant, il semble bien s’entendre avec Abdou Diouf qui vient de succéder à Senghor : les calendriers franco-sénégalais et marocains s’éloignent (Le Monde, 19.03.81). Haidalla frappe alors à la porte du « traité de fraternité et de concorde Tunis-Alger » (Le Monde, 14.12.1983). Le 28 novembre 1983, Haidalla décide de reconnaître la RASD si le référendum exigé par l’OUA ne se tient pas (Le Monde, 26.07.83), et signe en février 1984, ce qui hérisse le Maroc et le Sénégal. Cette politique unilatérale serait mue par sa crainte d’une entente à son détriment entre Hassan II et Benjdid (Berramdane, 1992, p. 342 et s.).
Ould Taya : la neutralité positive
Début 1984, le premier ministre nordiste et Smassid, Maawiya ould Sid’Ahmed Taya, est limogé en raison de sa réticence à la politique pro-Polisario (Le Monde, 10.03.84). Haydalla se voit à l’inverse conforté par la diplomatie mitterrandienne ; à la fin de l’année, Taya le renverse, probablement au nom d’un nationalisme anti-algérien (Le Monde, 14.12.84). Il affiche d’emblée une position neutraliste, rétablit des relations avec le Maroc (et la Libye) (Le Monde, 05.03.85) et affirme : « La Mauritanie est désormais pro-mauritanienne » (Jeune Afrique, 25.12.85). Il réconcilie la RIM avec le royaume chérifien sans pour autant rompre avec la politique d’ouverture à la RASD et son soutien à Alger : c’est la « neutralité positive ». (Antil, 2005, p. 813, on trouve systématiquement cette expression entre guillemets, sans pour autant que ne soit précisée son origine).
Ould Taya est accessoirement le cousin du président du parlement marocain, Dey ould Sidi Baba, un makhzenien du premier cercle. Ce personnage a rejoint le Maroc en 1958 dans le sillage de Babana. C’est un pilier de la diplomatie de Hassan II de 1959 à 1972 (Conseiller au MAE puis ambassadeur à l’ONU) mais aussi un proche du « cabinet » dont il est directeur avant d’occuper des ministères de prestige… En 1977, il cofonde le RNI, groupe politique légitimiste s’il en est. Il préside alors le Parlement jusqu’en 1984.
Rabat semble avoir grandement apprécié ce revirement, et fait construire dans la foulée une vaste ambassade à Nouakchott. Le putsch reflète sans doute un compromis entre Rabat et Alger, ces deux pays amorcent un évident rapprochement qui conduit, en 1989, aux accords de l’Union du Maghreb Arabe (UMA).
3 : La crise d’identité (1984-2000)
La Géographie politico-économique
Les orientations stratégiques de la RIM ne peuvent être comprises sans étudier la géographie des élites au sein du pays. L’évolution de l’origine des ministres apporte des informations précieuses.
On constate tout d’abord que la proportion de négro-africains (Peul et Soninké) dans les gouvernements de l’indépendance à 1989 se maintient toujours aux alentours de 25%, ce qui recoupe leur part démographique (Marchesin, 1992, p. 234). Par contre, la géographie des ministres arabophones évolue nettement en fonction des régimes.
Les Trarza/Brakna de la rive droite du fleuve dominent sous Daddah (44%) (lui-même Sudiste) tandis que les Nordistes (Adrar-Sahara) ne sont que 20% (cette répartition recoupe la proportion réelle des populations). Sous le régime du CMRN, c’est le centre (Tagant) qui domine. Avec Haidalla, puis la première phase du régime Taya, les proportions s’inversent rapidement, les Nordistes représentent 38%, les Sudistes 18% (Marchesin, 1992, p. 225-33).
Cette géographie interne peut aider à comprendre la géopolitique externe : Daddah, arabe sudiste, s’est toujours montré attaché à l’identité africaine, ce qui explique son opposition radicale aux unionistes marocains. La croissance d’une élite politique du centre-est, et surtout nordiste au cours de son règne est étroitement corrélée à son rapprochement vers la Ligue Arabe et la décision, en 1972, de quitter l’UEMOA, comme l’accélération de la politique d’arabisation.
Haidalla, son successeur, est un Laaroussine (Sahraoui), tribu très liée aux Rgeibat qui forment l’essentiel des rangs du Polisario, facteur qui joue sans doute dans l’alignement de Nouakchott sur les positions algériennes au début des années 1980, parallèlement, les politiciens nordistes deviennent rapidement majoritaires (Marchesin, 1992, ch. VII).
Il faut garder à l’esprit le caractère égalitaire du système aristocratique Maure, et l’incapacité à l’Etat d’exister hors du consensus, d’où la passivité lors des coups d’Etat, et leur caractère non-violent. Ceci implique donc de minorer l’influence des présidents sur la conduite de l’Etat et de sa stratégie diplomatique, qui sont systématiquement des individus modérés, issus de clans de second rang, et presque toujours maraboutiques (Zwaya, le « clergé » maure) en raison de leur propension au consensus.
Les Nordistes, peu présents en politique sous Daddah, sont par contre bien implantés dans le monde des affaires. Ces « oligarques » profitent de l’économie dirigée et des monopoles d’importation. Ils jouent un rôle non-négligeable dans le coup d’Etat de 1978 et poussent à la paix avec le Polisario. Les clans Sahraouis « pro-marocains », comme les Idâ-û-‘Alî sont alors marginalisés par d’autres familles, très liées aux leaders du Polisario.
Au début des années 1990, 86% des membres du patronat (CGEM) sont maures et la moitié de ces oligarques sont issus des tribus sahraouies des Ûlâd Bû Sbâ‘, Idâ-û-‘Alî, Ahl Al-Hajj, Smassid (la tribu de Taya), Rgeibat et Teknas (Marchesin, 1992, p. 275).
Seuls 7% des grands patrons sont négro-mauritaniens (5% sont syro-libanais). La tradition coloniale d’embauche administrative de l’élite « noire » se double d’une exclusion progressive des notables Peuls et Soninké. Ainsi, en 1984, le régime Taya accorde 108 cartes d’import-export, mais seulement 14 à des non-Maures. Les tribus arabophones sudistes, plus « africaines », liées au régime Daddah, se sont concentrées, comme les négro-africains sur les carrières administratives et ont délaissé le commerce aux tribus maraboutiques (Marchesin, 1992, p. 275).
On comprend mieux le positionnement maghrébin de la Mauritanie, lorsqu’on réalise que la moitié de l’appareil économique est entre les mains de 10% de l’ensemble des élites traditionnelles. Cette situation se renforce sous Taya, puisque ces grandes familles nordistes intègrent de plus en plus l’administration. L’économie est complètement orientée vers l’importation européenne, par le retraitement des devises du fer de Zouérate. Les grands clans de l’Adrar et du Sahara, liés à la famille Taya, y ont un quasi-monopole. Ainsi, ses propres contribules Smassid contrôlent les deux plus grands groupes (MAOA-Ould Abdoulaye et Nouegueid)(N’Gaïde, p. 93-95).
Il est donc logique que les problématiques soient celles du monde arabe et maghrébin, et que la Mauritanie subisse les contrecoups de leurs rivalités, en niant son africanité.
La crise économique et sociale majeure, liée aux errements politiques, militaires et au comportement de l’oligarchie nordiste s’est largement aggravée avec les Plans d’Ajustement Structurels (PAS), à partir de 1985. Cette crise généralisée joue un rôle non moins négligeable dans les origines du conflit avec le Sénégal, dont les répercussions régionales sont majeures.
Les origines locales de la guerre du fleuve
Rappelons que des sédentaires Toucouleurs et des nomades maures et peuls cohabitent depuis le Moyen-âge dans le bassin du Sénégal. Au XIXème siècle, la rive droite avait été peu à peu désertée par ses indigènes Toucouleurs. Cependant, la « pacification » coloniale à partir de 1890 a permis une « réinstallation » de Peuls sédentaires du côté « mauritanien » du fleuve (Santoir, 1990, p. 559-60 et 563).
Les constructions identitaires symétriques du Sénégal et de la RIM, de 1945 à 1984 ont placé ces populations dans une incertitude nationale. Ces « négro-africains mauritaniens » pâtissent d’une revendication « ethnique » de la part du gouvernement sénégalais tandis que la Mauritanie se rapproche de la ligue arabe. De plus, le tracé réel du fleuve Sénégal a beaucoup évolué depuis la fixation géométrique de la frontière en 1933, de nombreuses localités sont ainsi administrativement rattachées à la rive opposée (Santoir, 1990, p. 565). A ces enjeux s’ajoutent les diasporas complémentaires des travailleurs sénégalais en Mauritanie et des commerçants maures au Sénégal.
La violente sécheresse des années 1970 cristallise les tensions à tous les niveaux : conflits de parcours et points d’eau entre Sédentaires et Nomades, accélération de la sédentarisation des Sudistes, fort exode rural et concurrence exacerbée sur le marché du travail à Nouakchott.
Haidalla puis Taya entreprennent de grands projets d’irrigation de la zone de crue du Sénégal pour y caser Beydân et Haratines (Maures noirs). Pour y parvenir, il leur faut réquisitionner les terres (loi de 1983) en annulant les droits coloniaux des sédentaires « indigènes » (Santoir, 1990, p. 573). C’est dans ce contexte, et celui de la sécheresse et d’une extension du pâturage maure au Sénégal qu’on doit interpréter l’arrêté sénégalais interdisant le pâturage des chameaux sur son territoire, en 1986 (Santoir, 1990, p. 576). Cette montée des tensions permet de mieux comprendre le putsch manqué des officiers négro-mauritaniens du FLAM en 1987 qui occasionne une féroce répression contre l’élite peule, wolofe et soninké (Marchesin, 1992, p. 211-4 ; Santoir, 1990, p. 573).
Géopolitique de la « guerre du fleuve »
Hassan II a eu un rôle non négligeable dans la crise entre Dakar et Nouakchott. Rappelons que depuis 1968, son alliance avec le Sénégal ne s’est jamais démentie. Rappelons qu’en 1979, lorsque Haidalla le somme d’évacuer ses contingents de Zouerate, Nouadhibou et Dakhla, il aurait incité Senghor à menacer de demander l’auto-détermination des négro-africains du fleuve. De plus, on sait que les pro-marocains du CMRN (l’AMD) ont trouvé refuge au Sénégal après 1981.
De son côté, le CMRN-CMSN a clairement intégré la RIM au cœur de la Ligue arabe… et de ses conflits. Taya, en accélérant l’arabisation a aussi renforcé ces lignes de tensions ; au détriment évident du camp négro-mauritanien, qui fonde le FLAM en 1983 (Baduel, 1994, p. 98).
En 1987, le FLAM tente un coup d’Etat afin de restaurer l’africanité interne et géopolitique de la RIM. L’échec et la répression sanglante traumatisent l’élite noire. Suite au putsch manqué de 1988, les non-Maures impliqués sont alors plus sévèrement punis que les baasistes arabophones, ce qui accentue la rupture morale (Duteil, 1988, p. 735-6 ; Marchesin, 1992, p. 340).
La fondation de l’UMA sert alors de catalyseur et déclenche la fureur des négro-mauritaniens et du voisin sénégalais. Ils interprètent cette adhésion comme un abandon de la CEDEAO (Marchesin, p. 216). A l’axe Sénégalo-marocain sur fond de politique pro-occidentale, s’ajoute la question des frontières, car là où la « solidarité arabe » légitime l’influence algérienne, Hassan II peut, par son soutien à Dakar décrédibiliser les frontières mauritaniennes au sens large.
Au cours de la crise, la représentation des intérêts sénégalais par l’ambassade marocaine et la déclaration de Hassan II, distinguant le Sénégal « pays ami » et la Mauritanie « pays voisin » accroissent la rancœur de Nouakchott contre le Palais. En 1990, au plus fort de la crise diplomatique, Taya s’abstient de venir au deuxième sommet de l’UMA, consacrant dès lors son échec. Au même moment, des officiels mauritaniens signalent à l’AFP leurs craintes d’une attaque conjointe de l’armée sénégalaise et des forces armées royales (Marchesin, 1992, p. 223).
Au mois d’août 1990, Nouakchott, répudiée par Rabat, Alger et Tripoli, prend le parti baasiste et accroît son isolement en soutenant Saddam Hussein au Koweit.
4 : Géoéconomie et Géostratégie dans l’axe atlantique (2000-…)
Le rapprochement (1995-2005) et le soft power de Rabat
Après une longue traversée du désert diplomatique, Taya décide de renouer avec le Maroc. La relation se réchauffe progressivement à partir du règlement du conflit du fleuve et surtout après la visite d’Etat du président à Paris en 1995, qui consacre son réalignement dans le camp modéré. Taya se rend aux funérailles de Hassan II avant de mener la première visite d’Etat d’un Mauritanien au Maroc en l’an 2000. L’année suivante, en septembre 2001, Mohamed VI se rend à son tour à Nouakchott : c’est la première visite officielle d’un Marocain en Mauritanie.
Ce rapprochement s’explique en partie par le rôle des notables de la tribu Smassid. Noueigued est sûrement l’exemple le plus frappant du lobbysme interne pro-marocain. Ce financier du parti unique possède de solides relais aux Canaries, au Sénégal et au Maroc. Il profite de l’ouverture pour s’installer en 2000 à Dakhla et participe en tant qu’actionnaire de Maroc Télécom à son entrée dans Mauritel (Aujourd’hui le Maroc, 14.09.05). Il est aussi l’associé de Hassan Derhem, un « sahraoui marocain », supposé proche de la famille royale, impliqué dans un des scandales politico-financiers du changement de régime à Rabat après 1999 (Aujourd’hui le Maroc, 09.09.05 et 14.09.05). Ce clan affronte alors le réseau des Sahraouis nordistes pro-RASD, comme le chef de l’Etat-major Rgeibat ould Boukhreiss.
Mohammed VI souhaite une intégration économique régionale ouest-africaine laquelle inclut nécessairement le maillon mauritanien. La route transsaharienne en est l’application la plus visible. Sa première étape, la « route Dakhla-Lagouira », est achevée en 2001 et un point de passage entre les deux pays est ouvert à Gergerat l’année suivante. La puissance économique marocaine s’y illustre depuis à travers le commerce « gris » des micro-importateurs de produits agro-alimentaires marocains (La Gazette du Maroc, 13 09 2006 ; Cridem, 12.09.06, Anthioumane, T.).
L’influence marocaine s’est longtemps exercée par la Commanderie des Croyants et la diplomatie religieuse islamique (comme Bamako et Dakar, Nouakchott a accueilli une « Mosquée Marocaine » sous Hassan II). La Ligue des Oulémas du Maroc et du Sénégal a rapidement organisé le passage des étudiants ouest-africains vers l’université islamique de la Qarawine (Fès). En 2006, 25% de ses étudiants proviennent de Mauritanie (Belkadi et Charef, 2009, p. 246).
Sur un total de 7000 étudiants étrangers au Maroc dans l’enseignement supérieur public en 2006, 1200 étaient mauritaniens (non-comptabilisés comme subsahariens) contre 800 « arabes » (Belkadi et Charef, 2009, p. 246-8). L’expansion estudiantine du Maroc, qui s’accélère depuis 1999 touche rapidement la Mauritanie, avec notamment le groupe d’universités privés comme l’HECI qui s’est largement développé en Afrique, et notamment à Nouakchott (http://www.groupeheci.ac.ma/afrique.html).
Dès son avènement, Mohammed VI se lance à la conquête commerciale du pays. Le Maroc rejoint notamment la Commission Sous-Régionale des Pêches pour harmoniser sa politique au Rio de Oro et parvenir à une entente régionale à propos de l’exploitation des espèces migratrices (http://www.csrpsp.org/documents/docs/atelconst/Rapport%20d’atelier%20de%20d%E9marrage-Projet%20petits%20p%E9lagiques.pdf).
L’Office Nationale de l’Electricité (ONE) parvient dès 2000 à racheter son équivalent mauritanien, la SEMELEC (Wippel, 2004, p. 43). Le groupe Scet Scom, dépendant de la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), principal fond public marocain, obtient le marché de l’assainissement de Nouadhibou. Maroc Télécom reprend également son homologue mauritanien Mauritel en 2000 (Challenge, 03.05.2008) et achève en 2010 la liaison optique entre Dakhla et Nouadhibou (Aujourd’hui Le Maroc, 06.08.2010) Cette offensive économique marocaine est une véritable intégration capitaliste régionale qui inclut la Mauritanie de Taya.
Les coups d’Etat et le rôle du Maroc
De 2003 à 2008, la Mauritanie est secouée par trois coups d’Etat et de profondes ruptures politiques. Après la première tentative de putsch, en novembre 2003, il devient évident que le régime oligopolistique est condamné. C’est Ely ould Mohammed Vall qui donne le coup de grâce le 03 août 2005. Ce chef de la garde présidentielle, issu de la tribu sahraouie des Ûlâd Bû Sbâ‘ initie au passage une nouvelle forme de putsch : la « restauration de la démocratie ». (Plus tard, Sekouba Konaté et Salou Djibo, en Guinée et au Niger se sont inspirés de ce modèle.)
Le rôle de Rabat n’est pas clairement établi, même si on observe des similitudes avec le renversement de Haidalla en 1984. Différents éléments tendent à établir une connexion entre les problématiques internes et le renouveau d’influence du royaume chérifien à Nouakchott.
Tout d’abord, Vall a été formé à l’académie royale de Meknès durant le rapprochement des années 1970. Ensuite, il est issu des « Grandes Tentes » des Ûlâd Bû Sbâ‘ qui sont notoirement ennemis du Polisario qui compte à sa tête nombre de Smassid et de Rgeibat, tribus dont sont issus les principaux oligarques du régime (Antil, 2005, p. 812). De plus, l’armée mauritanienne a été, deux mois auparavant, et pour la première fois, confrontée à une attaque du GSPC (ancêtre d’AQMI) à Lemgheity (RFI, 06.06.05), dans la « zone mouvante » du Polisario. Depuis des années, Rabat tente de prouver l’existence d’un lien, tout au moins mafieux, entre son ennemi sahraoui et les jihadistes algériens (Moniquet, 2008, p. 5). Cette catastrophe a pu cristalliser sa rancœur contre « l’impunité » du Front. Il est donc possible que Rabat ait su jouer sur cette rivalité tribale et cette exaspération au sein de l’armée, en assurant Vall de son soutien.
Il est à ce titre significatif que le coup d’Etat de Ely ould Mohammed Vall (août 2005) se soit produit au moment de l’achèvement du tronçon Nouadhibou-Nouakchott (Carnet d’Afrique, 09.02.05 ; Libération, 28.03.06) qui symbolise « un réchauffement spectaculaire des relations maroco-mauritanienne » (Antil & Choplin, 2004). Suite au coup d’Etat, le régime du CNPM a reçu des missions d’opérateurs marocains dans l’agroalimentaire, la chimie, l’automobile, l’équipement (etc.). Dès la fin de l’année, les poids-lourds marocains faisaient leur entrée à Nouadhibou, déstabilisant le réseau des importateurs institutionnels. Le PDG du groupe marocain Chaabi a été reçu par Vall en août 2006 pour lancer un projet immobilier de construction de logements privés (Cridem, 12.09.06, Anthioumane, T.).
Les élections libres de 2007 conduisent à la présidence un ressortissant du Tagant (centre), Ould Cheikh Abdallahi. C’est une véritable alternance, après 28 ans de domination nordiste sur le palais présidentiel. Mais l’instabilité politique persiste tandis que la menace terroriste d’AQMI (qui recrute surtout en Mauritanie) en devient l’enjeu central. Finalement, dans un climat de tension à l’intérieur de l’élite, au mois d’août 2008, Mohammed ould Abdelaziz s’empare du pouvoir. Ce dernier n’est autre que le neveu de Vall, un Bû Sbâ‘, lui aussi formé à l’académie de Meknès.
A nouveau, on devine l’ombre du Makhzen marocain. Significativement, un représentant du nouveau chef d’Etat est immédiatement accueilli à Rabat avec un enthousiasme presque indécent (RFI, 13.08.2008). Le nouveau régime procède en parallèle à une véritable purge dans l’oligarchie, contre les soutiens à « l’ancien régime » notamment le sulfureux Moulay ould Boukhreiss, Rgeibat et chef d’Etat-major de Maawiya, lié aux oligopoles nordistes et accusé de multiples trafics avec Belmokhtar, le chef du GSPC (Diagana et al., 2005, p. 18 et 22).
Le parlement mauritanien est rapidement réintégré à l’Assemblée Parlementaire Francophone (APF) en juillet 2010, sous la pression d’Abdou Diouf puis d’Abdulaye Wade, alliés indéfectibles de Rabat (Maghreb Intelligence, 08.07.10). L’ancien ennemi du sud devient le relais de Mohammed VI pour réintégrer Nouakchott aux organismes internationaux, condition du plein retour de l’aide, sans laquelle les régimes mauritaniens ne peuvent garantir leur survie. Dans ce contexte, le parti pro-makhzen du PAM rencontre l’UPR de Mauritanie, le parti du nouveau président (Le Matin, date perdue, à nouveau le 18.11.14).
En décembre 2010, un consortium mené aux 2/3 par la banque « Attijariwafa », détenue par l’ONA/SNI (première holding d’Afrique, contrôlée par les actifs de la famille royale) a acquis 80% de BNP-Paribas-Mauritanie (« Relations Maroc-Afrique : l’ambition d’une « nouvelle frontière », Septembre 2014, p. 20). En 2012, la RIM était la deuxième destination des exportations marocaines en Afrique subsaharienne (10%) derrière le Sénégal (17%) (Ibid., p. 13).
La situation sécuritaire a aussi pu contribuer au rapprochement avec Rabat. Les Sahraouis « ralliés » au Maroc sont les principaux porte-voix d’une nouvelle « communication » de Rabat à destination de la Mauritanie : ils dénoncent une imbrication permanente entre réseaux RASD et bandes d’AQMI. Les révélations de Wikileaks ont depuis confirmé une rumeur persistante, dans la diplomatie occidentale, faisant état de liens soi-disant avérés entre des factions ou des individus liés à la RASD et AQMI (Wikileaks, 09Algiers1082). “XXX said that sometime in the past year, the Algerian government detected three or four 4×4 vehicles that it believed were transporting smuggled goods from Mauritania to an AQIM stronghold south of Tindouf.” On doit cependant garder à l’esprit que la propagande du Makhzen est incontournable dans ce type de « leaks » interne au bloc occidental (Sahel Intelligence, 22.07.10). Le feuilleton continue en juillet avec l’évolution du procès de la prise des otages espagnols de novembre 2009, et cette fois, le tribunal est confronté aux déclarations d’un accusé, qui déclare être lui-même officier du POLISARIO.
« En effet, alors que les liens entre le commanditaire présumé des enlèvements, Omar ould Hamma alias « Omar Sahraoui », et le mouvement Front Polisario, étaient connus, l’un des autres accusés, Mohamed Salem ould Ehmouda, serait quant à lui un « militaire sahraoui du Front Polisario » selon ses propres aveux. Ould Ehmouda a ainsi affirmé à la cour criminelle qu’il aurait été enlevé par des membres des services de sécurité mauritaniens « déguisés en civil », alors qu’il profitait d’une permission accordée par sa hiérarchie militaire ».
Peu après, les chefs d’Etats-majors Ould Cheikh et Bennani, qui était avant 2004 chef des opérations au Sahara, se rencontrent aussi en 2010 à Rabat pour accroître la « coopération militaire » (Bladi.net, 30.06.10).
L’axe Alger-Nouakchott dans la lutte contre AQMI
En mars 2004, les USA pilotent une opération militaire conjointe avec le Mali, le Tchad, le Niger et l’Algérie contre le GSPC, la Mauritanie semble alors peu concernée par ces questions (Monde Diplomatique, 07.2010, Abamovici, P.). Treize mois plus tard, cependant, le 4 juin 2005, la caserne frontalière de Lemgheity est ravagée, ce qui ne contribue pas peu, on l’a vu, à la chute de Taya. Le GSPC revendique alors une « revanche pour nos frères arrêtés » et « une riposte à l’opération Flintlock ». Ce « rezzou » intervient en effet deux jours avant le début au nord du Mali et du Niger des exercices militaires conjoints de « Flintlock 2005 » liés à la « Transsaharian Counter-Terrorism Initiative » (TSCTI) à laquelle Nouakchott participe (El Watan, 07.06.05) .
Progressivement, Nouakchott et Alger développent une doctrine commune, une alliance de fait, qui traverse tous les régimes et s’accomode de son rapprochement tous azimuts avec le Maroc. Le 27 décembre 2007, trois soldats mauritaniens sont abattus à Ghalaouiya et le 16 septembre 2008, 12 autres sont pris en embuscade dans la région de Tourine et décapités. Le « nouveau régime » ne peut y rester insensible, il milite alors contre le paiement des rançons et contre tout compromis (Magharebia, 03.09.10). Le ministre de la défense, Ould Baba, expliquait ainsi son positionnement : « payer des rançons équivaut à financer le terrorisme, et libérer des prisonniers leur donnerait la certitude qu’ils peuvent faire le commerce du premier « Tubâb » qui leur tombe sous la main, ce qui met en danger la vie de ceux qui sont encore ici ! » (AFP, 09.06.10).
Dans l’affaire Camatte (2010), l’ex-GSPC-AQMI réclame la libération de deux mauritaniens arrêtés en août 2008 à Gao, le Mali est alors contraint de céder aux exigences françaises. (L’Indépendant, 23.02.10, Doumbia, M. L.). Nouakchott et Alger, après la libération de quatre Jihadistes, rappellent leurs ambassadeurs au Mali (France24, 25.02.10). Peu après, à Alger, le ministre algérien des Affaires Etrangères s’élève contre le paiement des rançons par le Mali, avec l’acquiescement de ses alliés de la Cen-Sad (05.04.2010, « Insécurité, paix et développement dans les régions de Gao, Kidal et Tombouctou », MAIGA, A. A.). Il est difficile de ne pas voir dans cette hostilité contre la politique « laxiste » d’ATT, ex-président malien, les prémices du scénario qui, en 2011, va conduire à son éviction, puis au débarquement français dans le Nord-Mali.
Le régime de Abdelaziz : retour de la neutralité positive ?
Ces derniers temps, Abdelaziz a singulièrement refroidi sa relation avec le Makhzen ; peut-être ce malaise s’est-il installé en 2010 avec sa visite à Alger, puis avec les divergences sur la question d’AQMI et du Mali ? Les liens sont toujours intimes, mais son cousin, Ould Bouamatou, un milliardaire actionnaire du groupe de presse Mondafrique est actuellement réfugié à Marrakech pour éviter un redressement fiscal. Nouakchott lui reproche d’attaquer régulièrement le gouvernement.
En mars 2013, Abdelmalek Sellal, premier ministre de Bouteflika a rencontré son homologue Moulay ould Mohamed Laghdaf, à Nouakchott pour la commission algéro-mauritanienne. Il a ensuite organisé avec Abdelilah Benkirane une commission maroco-mauritanienne. On est sans doute revenu à la « neutralité positive ».
Conclusion :
La Mauritanie n’a eu de cesse de se construire dans « l’opposition » aux aspirations de ses voisins et aux forces centrifuges qui leur étaient associées. Les administrateurs coloniaux en ont fait un « pays des Maures » face à la politique générale de l’AOF, et à l’identité Ouest-Africaine. Le ministère des Colonies, puis de l’Outre-Mer a ensuite travaillé à distinguer cette « terre des blancs » du « Sahara Algérien » et du Protectorat Marocain. A partir de 1946, les leaders du TOM ont recherché le soutien de Rabat contre l’AOF, l’équilibre face au projet d’OCRS, puis le soutien de l’AOF, devenue CEDEAO contre Rabat.
En interne, ce rapport de force a commencé par exclure les Sahraouis de nationalité mauritanienne, tentés par l’option maghrébine mais aussi les négro-africains, tentés par la Fédération du Mali, puis soutenus par Senghor. Durant les deux décennies de dictature de Daddah et de ses affidés maures sudistes, l’équilibre précaire s’est rompu, les Nordistes ont investi le commerce et l’industrie, et ont irrésistiblement poussé Nouakchott vers le Maghreb. Les Sahraouis mauritaniens se sont ensuite menés une guerre sourde entre pro-marocains et pro-algériens, sur fond des conflits de la Ligue Arabe tandis qu’ils établissaient un consensus contre les négro-mauritaniens, victimes d’une politique de sédentarisation des Sudistes.
L’Union du Maghreb Arabe s’est forgée dans le renoncement officieux de Nouakchott à la CEDEAO, ce qui a occasionné la « guerre du fleuve » tandis que Rabat jouait la carte du soutien au Sénégal, pour isoler les oligarques Sahraouis proches de la RASD.
De 1991 à 2005, Taya a tenté de prolonger cet équilibre précaire, tout en se rapprochant de Rabat, tandis que l’Algérie sombrait dans la guerre civile. Les deux coups d’Etat de 2005 et 2008 ont achevé cette évolution, et ont inséré le nouveau régime dans une forme d’obédience économique avec Rabat. Les purges ont ainsi agité l’oligarchie maure nordiste, et avantagé les lobbyistes pro-marocains dans les secteurs clé de l’import-export.
La RIM aura échoué à se construire comme un pont entre Maghreb et Sahel, entre arabité et africanité. Les problématiques militaires, et les alliances avec Alger contre Al-Qaeda justifient-elles une certaine réticence du nouveau régime à devenir, à l’ère de la diplomatie du chéquier, un simple relais entre Tanger et Dakar sous hégémonie occidentale et marocaine ?
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[1] NB : Cet article résulte d’une recherche de science politique consacrée aux relations entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest et datée de 2010. Certaines données et conclusions ont pu évoluer depuis.