Tout le monde connait le Maghreb, nous utilisons cette appellation quotidiennement en français pour désigner les pays d’Afrique du Nord. En Occident et surtout en France, les ressortissants du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie (et leurs enfants français) sont collectivement appelés Maghrébins. Et pourtant cette notion apparemment évidente et banale est le produit d’une construction récente : il y a eu « invention » du Maghreb.
Encart : Petit et Grand Maghreb :
La définition du Maghreb reste sujette à controverse, produit de la lutte nationaliste et du cadre de l’Afrique du Nord française, on a tendance à la réduire aux trois pays ex-francophones. Cependant, nos proches voisins Libyens et Mauritaniens nous font souvent remarquer qu’ils font aussi partie de cet ensemble (le « Grand Maghreb » à 5). Ainsi, en 1989, alors que, très brièvement, les cinq régimes de l’Occident Musulman étaient en relative entente, une Union du Maghreb Arabe avait été lancée pour n’être finalement, dès l’année suivante, qu’une coquille vide.
Le Grand Maghrib classique et le Petit Maghrib alaouite (VII°-XIX° s.)
Bien sûr me direz-vous, Al-Maghrib est le terme générique de la géographie arabe médiévale pour nommer les régions du Dâr al-Islâm qui sont à l’occident du Nil. Pour Ibn Hawqal, au X° siècle par exemple, les Fatimides, depuis Mahdia en Tunisie, sont les « rois du Maghrib ». Les maîtres des premiers siècles de l’hégire divergent parfois à y inclure ou non al-Andalus, la Sicile ou le Bilâd as-Sûdân (le Sahel). Pourtant, d’autres expressions géographiques sont en usage dès l’époque abbasside : al-Ifriqiya correspond ainsi à l’espace appelé Africa par l’administration romaine, de Syrte jusqu’à Alger.
Au Moyen-Âge tardif, les grands savants dont Ibn Khaldûn (XIV° s.) usent de plus en plus d’une définition restrictive d’Al-Maghrib, en le faisant correspondre essentiellement à la partie mérinide de l’Afrique du Nord : l’actuel Maroc ; jusqu’alors appelé Al-Maghrib al-Aqsâ. Et c’est très logiquement que les termes Maghrib et Maghribî, dans l’expression des arabophones occidentaux finissent par désigner le pays et l’habitant sous autorité du sultanat de Fès et de Marrakech. La confusion graphique et sémantique entre ce pays et la prière du soir conduisait d’ailleurs les « marocains » à insister sur la vocalisation mAghrib et non mUghrib lorsqu’ils rencontraient des arabophones orientaux en dépit de la tendance des dialectes maroco-algériens à avaler les voyelles courtes.
La confusion entre le « petit » Maghrib alaouite et le « grand » Maghrib classique a beaucoup servi la propagande makhzénienne aux époques modernes et pré-coloniales en valorisant le caractère chérifien et califal du siège impérial d’occident. Lorsque les historiens du XIX° siècle, al-Ifrânî et az-Zayyânî parlent des « souverains du Maghrib », ils entendent les Sultans du « Maroc » et laissent supposer que leur légitimité s’étend bien au-delà d’Oujda, de Tiznit ou de Tanger.
Ex : La confusion entre le « petit » Maghrib alaouite et le « grand » Maghrib classique a beaucoup servi la propagande makhzénienne
Cependant, il est évident à l’époque que personne dans la régence turque puis française d’Alger ou dans l’Ifriqiya tunisienne ne se qualifie de Maghribî, à part s’il est en voyage à Jerusalem ou au Hijâz où les Mugharbâ/Maghâribâ correspondent aux Mâlikites.
Le « Maghreb » des orientalistes (XIX°-XX° s.)
Il semble bien que le terme Maghreb, vocalisé avec un « e » _selon la règle ottomane de transcription du i court (et du a court) en e_soit une réinvention des historiens et islamologues européens (et surtout français) au cours du XIX° siècle. Pétris de culture livresque arabe médiévale, ils voyagent à Alger ou Tunis à la recherche d’antiquités islamiques ou d’informations ethnographiques et donnent aux régions parcourus le nom de Maghreb en référence à la géographie classique.
Il y a donc, avant l’invention du Maghreb par les Maghrébins, la définition d’une sous-catégorie académique francophone : les études sur le Maghreb médiéval (de la conquête arabe jusqu’à la conquête française_VII°-XIX° s.).
Ex : Le Maghreb médiéval est tout d’abord une sous-catégorie académique francophone
Les Nord-Africains dans l’empire français (1912-1932)
A partir de 1912, Rabat, Alger et Tunis sont (ré)unis à l’intérieur de l’empire colonial français sous le nom « d’Afrique du Nord française ». On parle dès lors de « nord-africains », le vocable le plus courant dans les années 1920 à 1950 pour nommer leurs ressortissants qui commencent (pour l’élite) à venir étudier en Sorbonne et (pour le peuple) à participer aux guerres européennes et à travailler dans les usines françaises. Le son de cette expression parait aujourd’hui complètement has been et marquée d’une connotation coloniale et (parfois) raciste.
Pourtant, les ressortissants juifs de l’ex-Afrique du Nord française ne sont JAMAIS désignés comme Maghrébins, mais comme Nord-Africains, ce qui souligne au moins deux choses :
1 : le terme était entendu par les européens dans une acception large des habitants indigènes de l’Afrique du Nord : les Juifs étaient alors considérés comme indigènes
2 : le terme « Maghrébin », entré, nous allons le voir, à l’époque « décoloniale », dans la langue française correspond aujourd’hui les ressortissants musulmans et en exclut radicalement les Juifs, pour qui il serait considéré comme impropre, voire carrément insultant (il est donc potentiellement tout aussi stigmatisant et raciste).
Ex : Le terme « Maghrébin » désigne aujourd’hui les ressortissants musulmans et en exclut les Juifs nord-africains
Le Maghreb et l’Afrique du Nord dans le mouvements anti-colonialiste (1927-1937)
Il s’avère pourtant que le terme Maghreb dans son sens politique contemporain ait été d’abord inventé dans la lutte anti-coloniale. Il n’a en effet pas échappé aux jeunes étudiants de l’aristocratie nord-africaine que le terme avait dépassé son usage restreint chez les « islamisants » médiévistes et avait commencé à devenir un terme d’usage académique courant. Ils ont donc pu rencontrer dans les années 1920 et 1930 le « Maghreb » durant leurs leçons d’histoire, ou en écoutant les conférences des grands maîtres orientalistes de la place parisienne.
En 1927, conscient de leurs points communs, les étudiants tunisiens et marocains fondaient ensemble l’AEMNA, « l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains ». Il apparait donc alors que le terme nord-africain n’a pas de connotation particulière pour ces jeunes ; par contre, le cadre commun de l’occupation française et de la domination intellectuelle francophone impose des solidarités nécessaires aux étudiants issus des protectorat et de la colonie algérienne. Personne alors n’a l’idée d’utiliser le terme classique de Maghreb pour inclure l’ensemble nord-africain.
Ex : En 1927, le terme « nord-africain » n’a pas de connotation particulière pour les étudiants marocains et tunisiens
Pourtant, en 1932, une revue contestataire et anti-colonialiste voit le jour à Paris : elle s’appelle Maghreb. Elle est le fait d’étudiants marocains et de militants de la gauche française. Le double usage est marquant pour :
- désigner un Maroc sans connotation européenne : « Maroc » est intrinsèquement un terme externe dérivé d’une mauvaise lecture (Marocques) de Marrocos qui transcrit, en portugais, Marrukush (sic).
- proposer une alternative englobante à « l’Afrique du Nord Française ». Il est tout aussi marquant de constater que les marocains, dépassés par les tunisiens au sein de l’AEMNA, tentent de proposer ici une unité nord-africaine sous le nom arabe du royaume chérifien.
Les autorités du protectorat luttent avec acharnement contre cette forme d’irrédentisme marocain et contre ses risques de contamination aux tunisiens. La revue disparait en 1936. Signe des temps et de l’inquiétude des forces conservatrices coloniales de Casablanca et Rabat, marocains (et tunisiens) sont interdits en 1937 de passer l’agrégation d’Arabe et d’Histoire ; ces mêmes matières où les termes classiques et académiques de Maghreb pouvaient se rencontrer.
Ex : Les autorités du protectorat luttent avec acharnement contre la Revue Maghreb et l’irrédentiste marocain
L’avènement de Maghreb comme concept de science politique : 1938
Si on analyse les articles du New York Times, les mentions de « Maghreb » sont exclusivement dévolues à une transcription romantique du nom du Maroc en Arabe ; mais, en juin 1938, dans le contexte de la montée des périls face à l’Italie fasciste, un envoyé spécial en Afrique du Nord française, tenant à donner une autorité à un concept stratégique explique : « the Island of the West, E:I Jezirah el Maghreb, as the Arabs call it ». Il fait ensuite un usage répété de « Maghreb » au sens de l’espace nord-africain.
L’étude scientifique de la circulation du concept entre l’histoire médiévale et l’anthropologie française, les concepts de science politique et stratégique, la Nahda arabe orientale et les mouvements anticolonialistes reste à faire.
Le Maghreb au Caire : trait d’union panarabiste (v. 1935-1947)
On peut simplement supposer qu’au cours des années 1930-1940, le terme Maghreb devient de plus en plus séduisant pour les associations et mouvements panarabistes liés au Caire, où certains étudiants de l’élite marocaine ou tunisienne ont fait aussi leurs études, avant, ou après un passage à Paris : ‘Allal al-Fassi étaient à Al-Azhar 1927 et 1930 ; en 1936 Mehdi Bennouna arrivait au Caire où il était rejoint par Abdallah Torrès où ils s’inscrivent à l’université américaine.
Face à une identité arabe orientale très forte, et quelque peu exclusive, la nécessité d’introduire une identité des arabes de l’ouest au sein d’un mouvement internationale panarabe a sans doute conduit à l’adoption du terme Maghreb dont les étudiants marocains de 1932 furent les précurseurs. Bennouna, Naciri et Balafrej fondent le « Comité pour la défense du Maroc en Orient » où les marocains sont dominants, en liaison avec les autres capitales arabes. Petit Maghreb marocain et grand Maghreb nord-africain vont peu à peu fusionner dans le concept de « Maghreb Arabe ».
En 1942, une traduction italienne du prêche du Grand Mufti de Palestine _partisan des fascistes européens desquels il croit pouvoir obtenir la cessation de l’immigration juive_ dénonce l’invasion américaine du « il maghreb ».
Le « Maghreb Arabe » (1947-1955)
A la sortie de la seconde guerre mondiale, le concept est prêt à être inauguré, Abd el-Krim el-Khattabi s’évade en 1947, Bourguiba débarque au Caire peu après dans la nouvelle capitale de la Ligue Arabe, suivi de peu par Allal el-Fassi. Ensemble, ils fondent le « Comité de Libération du Maghreb Arabe ». La même année, lors du discours de Tanger, soucieux d’inscrire le trône de Rabat dans le mouvement panarabiste, Mohammed Ben Youssef place délibérément son pays dans cette union arabe que tous croient alors devoir parvenir rapidement à la fédération.
Il ne fait pourtant nullement usage du concept de Maghreb ; le Maghreb est alors une région de l’ensemble Arabe, et son usage sert à arabiser les nord-africains. En 1948, une étude de science politique en italien observe que le « nazionalismo maghrebino [est l’] ultima manifestazione del naziona lismo arabo ».
Ex : En 1947, le Maghreb Arabe est une région de l’ensemble panarabiste
En tout cas le NYTimes est très intéressé par ce « Maghreb Office » ; en 1954, il reprend à son compte le terme « Maghreb » (entre guillemets) pour exposer les défis auquel l’empire colonial français s’expose en Afrique du Nord. En octobre 1955, le correspondant du monde arabe au Caire, titre : “Armed rebels in Algeria and Morocco merged their guerrilla forces Sunday under a unified military command” et parle d’une « Armée de Libération du Maghreb » sous l’autorité de Ben Bella. Peu après apparait une revue algérienne arabophone révolutionnaire du nom de Al-Maghrib.
(Ré)appropriation française et européenne du Maghreb (1955-1962)
Le processus de re-nomination est enclenché, mais ce sont encore une fois les autorités françaises qui se l’approprient. Le Maréchal Juin est sans doute le premier (ex-) officiel français à utiliser le terme Maghreb pour désigner l’ensemble nord-africain francophone dans son ouvrage de référence : Le Maghreb en feu publié fin 1957.
Il n’est pas question d’un Maghreb comme occident de la Ligue Arabe nassérienne. On envisage de forger, entre l’Union Française dont on prépare l’intégration civique à la France, l’Algérie où les citoyens « musulmans » doivent recevoir bientôt l’égalité avec les « européens » et les deux pays nouvellement « indépendants dans l’interdépendance » du Maroc et de la Tunisie, l’organisation d’une nouvelle Afrique du nord française, du nom de Maghreb.
Ex : Les officiels français envisagent de forger une nouvelle Afrique du Nord française du nom de Maghreb
En 1958, le gouvernement Istiqlal marocain est à la pointe des recherches d’une intégration des trois pays de l’ensemble nord-africain francophone. Evidemment, l’optique de Ben Barka et de Bouabid est théoriquement opposée aux ambitions parisiennes, mais en réduisant l’unité arabe à sa partie occidentale, il accepte implicitement, et peut-être consciemment, les impératifs de (l’ex-) métropole.
La littérature européenne aussi commence à renier l’usage d’Afrique du Nord pour celle de Maghreb. Ce concept panarabiste, maroco-tunisien, algérien indépendantiste devient un terme d’usage commun, ce faisant, il est dévitalisé et désarmé par la science politique européenne.
Ex : Le concept panarabiste et indépendantiste est dévitalisé et désarmé par la science politique européenne
Les titres des ouvrages d’un anthropologue comme Jacques Berque, sympathisant marocain et maghrébin, mais lié aux concepts français de la fin de la période coloniale, à la croisée de la science politique et de l’histoire académique sont à ce titre signicatifs.
Le Maghreb comme élément de langage (1961-1965)
Les gaullistes comme l’opposition de gauche et communiste sont séduits par le concept, pour des raisons différentes. Parallèlement, le gouvernement français cherche à éviter que cette fédération « maghrébienne » (l’adjectif dérivé du concept italien n’est pas encore fixé) ne prenne trop de force et ne soit trop hostile à la France, il favorise donc également la désunion entre un Bourguiba décidé à se maintenir dans l’alliance occidentale, un Hassan II qui lutte contre les progressistes en s’alliant les nationalistes et un GPRA dont il faut désamorcer l’alliance nassérienne.
C’est avec les accords d’Evian que le concept de Maghreb devient un référent incontournable, dès 1962, le lancement de négociations du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie avec la CEE est conçue par les deux parties comme part d’une négociation commune à venir. Cependant les dynamiques internes à l’Algérie reprise en main par l’armée de Bou Mediene, la Tunisie sous la botte de Bourguiba le pro-américain et le Maroc sous celle de l’absolutisme hassanien n’ont plus aucune envie de transférer pouvoir et compétence à qui que ce soit. L’union maghrébine, invoquée dans la lutte contre le colonialisme n’a plus de raison d’être face au nationalisme des Etats indépendants.
Evidemment, l’arrivée au pouvoir du gouvernement Guédira, l’homme du palais, en 1963 et la guerre des sables avec l’Algérie transforme le vieux rêve UNFP, devenu projet franco-bruxellois en un élément de langage vidé de toute substance.
Ex : Le vieux rêve de l’UNFP, devenu projet franco-bruxellois a accouché d’un élément de langage vidé de toute substance
Le Maghreb dans l’usage courant
En 1969, l’association du Maroc et de la Tunisie à la CEE est conçue comme l’aboutissement, par les négociateurs européens, d’une démarche maghrébine à laquelle l’Algérie aurait renoncé en 1965. En réalité, le Maghreb n’est plus au centre de la négociation : on parle de groupe Maroc-Tunisie ; il permet surtout de simplifier les démarches en proposant des textes similaires aux deux partenaires.
Finalement, le Maghreb a réussi à (ré-)isoler les arabophones d’Afrique du Nord du reste du monde arabe, et à produire un néologisme : « maghrébin » propre à désigner les « musulmans nord-africain » sous un terme moderne et neutre mais qui spécifie négativement leur « extra-européanité ». Au cours des années 1960, le concept de science politique se démocratise et lorsque les français de la rue commencent à l’utiliser pour nommer les ouvriers débarqués du « bled », il a déjà pris la connotation péjorative qu’il ne perdra plus.