Un syrien jacobite catholique de Damas fuit les persécutions des chrétiens orthodoxes de sa communauté ; il s’embarque d’Izmir sur un navire français. Dépouillé par des corsaires anglais, il doit refaire sa vie à Livourne. Il conte son histoire à Ḥannā Diyāb, syrien maronite d’Alep.
J’ai envoyé les enfants travailler ; ma femme reste à la maison depuis trois mois, elle n’est pas allée en ville, car elle n’arrive pas à sortir sans Ġaṭā ni Sitār [“sans couverture ni manteau”, sous entendu, “dévoilée du visage”]. Moi, j’ai renoncé à la convaincre. Je te demande la faveur, puisque tu es fils du pays, de bien vouloir essayer. Elle t’écoutera peut-être. Elle sortirait prendre l’air et s’arracherait à ces craintes.
Je répondis à cet homme :
« Volontiers, j’irai avec toi quand tu le voudras.
-Demain, c’est dimanche, me dit-il. Je t’attendrai à l’église et nous irons ensemble à la maison. Ma femme acceptera peut-être de sortir avec nous se promener un peu hors de la ville.
Ainsi fut décidé, et, le lendemain, après avoir assisté à l’office, je me rendis avec lui à son domicile. Lorsque j’entrai, je vis un rideau derrière lequel se tenait sa femme. Je la saluai. Elle me rendit les salutations à travers le rideau et refusa de se montrer devant moi. Je lui dis :
« Quelle est cette folie ? Sors et observe : toutes les femmes de cette ville vont et viennent dévoilées, et personne n’observe personne. Nous sommes en pays chrétien et le Ḥijāb n’y a pas cours. »
Malgré de longues palabres, il fut impossible de lui faire accepter de sortir dévoilée. Je finis par lui demander :
« As-tu un Ḫimār ? [voile qui laisse voir les yeux]
-Oui, répondit-elle
-Mets donc ce Ḫimār et viens avec nous ! »
Elle accepta et sortit de son coffre une robe précieuse et un Ḫimār ornementé. Elle mit la robe, se couvrit de ce Ḫimār et sortit avec nous accompagnée de ses enfants. Nous passâmes la porte de la ville. A cette heure-là il y avait beaucoup d’hommes et de femmes partis en promenade à l’extérieur de la ville. Lorsqu’ils virent cette femme la tête couverte, tout le monde s’approcha, tendant la tête pour voir son visage, et nous demandant pourquoi elle était voilée. Nous ne savions guère que répondre, surtout aux femmes. Il s’agglutina ainsi autour de nous une telle multitude d’hommes et de femmes que nous ne pouvions plus marcher sur le chemin. Nous dûmes nous en écarter et nous réfugier dans une grotte, sur le flanc d’une colline proche de la mer. Lorsque nous y arrivâmes et que nous réussîmes à nous soustraire au regard de ces gens, je me retournai vers la femme :
« Si tu veux que je marche en votre compagnie, enlève ce voile de ta tête et habille-toi comme ces femmes qui se promènent. Personne ne se retournera pour te regarder ! »
Mais elle maintint son refus et ne consentit pas à se découvrir. Lorsque je constatai qu’elle s’obstinait dans sa résolution, je les abandonnai et rentrai en ville.[…]
J’ai compris de cet épisode que les femmes de chez nous ne peuvent pas se comporter comme celle de ces pays, car elles ont été éduquées à demeurer cachées.