Chronique de Zuqnīn, Marūtā, guérisseur miraculeux ou imposteur manipulateur ? v. 775 n-è.

De l’imposteur qui parut dans la Ǧazīra, en l’an 1081 (769-770).

Nous nous sommes proposé de tout raconter et d’en laisser le souvenir à ceux qui viendront après nous dans le monde, [139] afin que, ‘ayant le souvenir du poids qui a accablé leurs devanciers, ils prennent garde à eux et n’en soient opprimés.

[…140]

En ce temps donc, survint un homme de la région de Takrīt, du village de Bēt Rāmā. Étant resté sans père ni mère, à l’âge adulte, il eut le désir d’embrasser la vie chaste du monachisme. Il partit et s’en alla au saint monastère de Mar Mattay, dans la région de Mossoul. Après qu’il y eut passé deux ou trois ans, le Malin l’excita à retourner à son premier vomissement’. Comme il n’avait pas encore dissipé ce qui lui revenait de ses parents, ainsi que Judas, il le séduisit par l’amour des pauvres, des étrangers, des malheureux, des affligés^ et par beaucoup d’autres choses. Mais au lieu de ses belles promesses, il finit par lui procurer, comme à celui-ci, la strangulation.

Étant donc retourné à sa maison, au lieu de s’occuper des œuvres du monachisme, du soin des pauvres et des affligés, il imita les jeunes gens de son âge, et tout ce qu’ils faisaient, il le faisait avec eux. Au lieu de distribuer son bien aux pauvres, il le dissipa dans la luxure, vivant avec prodigalité au milieu des débauches. À la fin, il tourna au paganisme et apostasia. Quand il eut dissipé toute sa fortune en vivant ainsi prodigalement, quand il eut tout consacré à ses débauches et qu’il fut ruiné, il revint à lui-même et se dit: « Malheureux que je suis  Qu’ai-je fait de moi-même ! » et il partit pour aller au désert de Sinǧār près d’un illustre solitaire qui se trouvait là. Celui-ci l’ayant admis près de lui, il s’adonna aux plus grands et plus durs labeurs. [141]

Il appliqua son corps au jeûne et à de nombreuses prières. Bien qu’il se fût déjà livré à ces œuvres l’espace d’environ cinq ans, au point que sa chair était émaciée, qu’il était devenu comme un Éthiopien et que tout son visage était changé par l’ardeur du soleil, alors même le démon ne cessa de le tourmenter. Il commença à se montrer à lui sous l’aspect d’anges qui exaltaient ses labeurs et lui faisaient connaître les choses futures. Saint Mar Zaʿūrā en entendant cela, lui dit: « Mon fils, prends garde aux ruses du séducteur. Toutes ces choses viennent du démon. » Le vénérable Zaʿūrā était en effet à cette époque le supérieur des moines de cet endroit. Le vénérable lui disait constamment de ne pas faire attention à ces choses, de les mépriser toutes, parce que toutes venaient du Mauvais. Le moine cependant ne récouta point, mais il s’y laissa prendre, et entraîna des hommes à sa suite. Il disait : « Ceci et cela aura lieu. Un tel fera telle chose. Aujourd’hui, les hommes de tel endroit viendront me trouver. »

C’est un fait connu des sages qu’il n’est pas difficile au démon, lorsqu’il a suggéré à quelqu’un de faire une chose que celui-ci fera réellement, de manifester extérieurement son dessein sur cet homme. Il ne dit pas des choses qui n’arrivent pas, mais des choses qui arrivent par son conseil. Il est appelé trompeur parce qu’il fait connaître les choses secrètes. Il est écrit que le trompeur manifeste les secrets. N’est-il pas vrai que si un homme est déjà en route, et si un envoyé rapide vient, et qu’il dise : « Un tel viendra aujourd’hui à tel endroit », il ne manifeste pas des choses futures, mais des choses qui s’accomplissent actuellement ? Ainsi ce malheureux fut induit en erreur, fut trompé et entraîné dans l’iniquité par les visions diaboliques. Un peuple nombreux commença à errer à sa suite, car il tomba dans l’erreur et la démence.

En apprenant ces choses, et en voyant qu’il méprisait les conseils qu’on lui donnait, qu’il se mettait môme à dénigrer les religieux en disant : « Ils sont jaloux de moi ! » [142]

Le bienheureux [Zaʿūra] le saisit et le frappa, le chassa de là et lui défendit, sous peine d’anathème, d’habiter dans toute la région de Mossoul. Il sortit donc de ce pays et vint en Ǧazīra, dans la région de Dārā.

Il y avait dans cette région de Dara un grand et important village renfermant une nombreuse population. Les habitants de ce village étaient des hommes simples, des travailleurs plus laborieux que tous ceux des environs. Ils étaient fidèles plus que tous ceux de leur contrée; ils étaient très attachés aux moines et honoraient leurs prêtres comme des anges. Comme ces gens étaient éloignés de toute perfidie mondaine et s’occupaient uniquement de leur travail, le démon dirigea son artisan vers un tel peuple. Quand il entra dans ce village et qu’ils le virent couvert d’un vêtement pauvre, le corps desséché et noirci, ils le reçurent comme un ange. Il se mit à leur dire qu’il était envoyé par Dieu pour leur annoncer que leur village était sur le point d’être renversé et enseveli sous la terre, que la terre le recouvrirait et qu’il ne serait plus jamais habité. Les habitants le reçurent dans leur simplicité, et écoutèrent dans l’innocence de leur cœur tout ce qu’il leur dit. Le nom de ce village était Ḥāḥ, dans le Ṭūr ʿAbdīn.

Il leur disait constamment : « Faites pénitence, priez, jeûnez, avant que la terre n’ouvre sa bouche et ne vous engloutisse. Car la mesure de vos péchés est comble, votre iniquité est plus grande que celle de Sodome ou de Gomorrhe, vous n’avez plus qu’à attendre le jugement de Dieu, sans miséricorde. » Ce peuple simple, en entendant [cela] et en voyant le miel dans lequel était mélangé le poison, ne reconnut point, à cause delà douceur du miel, l’amertume du venin mortel. Ils n’écoutèrent ni Notre-Seigneur, ni les prophètes, ni les Apôtres, ni leurs évoques. À cause de ces paroles : « Jeûnez et priez, » ils ne reconnurent pas [143] la ruse du Malin.

À quiconque leur disait : « Craignez Dieu, cet homme est un imposteur, «ils répondaient : a Que dit-il de mal? Il ne dit autre chose que: Jeûnez et priez. » Ils ne voulurent écouter personne, mais ils errèrent à sa suite et entraînèrent dans l’erreur toute la contrée. Ils s’adonnèrent aux lamentations et aux larmes, ils abandonnèrent leur travail et laissèrent leurs champs et leurs vignes incultes pour s’appliquer à la prière. Bientôt ils commencèrent à dire de cet homme qu’il faisait toute sorte de prodiges comme Notre-Seigneur. Ses envoyés, c’est-à-dire les démons, allèrent répandre sa renommée dans toute la Ǧazīra.

La contrée septentrionale fut troublée, de même que le Sud avec l’Orient et l’Occident. Tout le monde se trompait complètement à son sujet. Lorsqu’une caravane venait de quelque côté et en rencontrait une autre qui s’en retournait d’auprès de lui, ceux qui venaient demandaient à ceux qui s’en allaient : « Comment avez-vous trouvé cet homme? » Ceux-ci disaient : « On ne connaît rien de comparable dans tout l’univers à ce que fait cet homme. »

Ils montraient leurs membres et disaient : « Celui-ci était paralysé, celui-là avait le bras desséché, celui-ci était lépreux, celui-ci aveugle, et maintenant, comme vous voyez, nous sommes tous sans infirmité ni maladie. Voyez nos yeux ouverts, nos mains souples, nos pieds guéris. Ne vous refusez pas à nous [croire], mais soyez affermis dans votre foi, et allez près de lui. Tout ce que vous demanderez vous l’obtiendrez de lui. »

Et ainsi, ils continuaient leur route et s’en allaient près de lui. [Les démons] allaient ainsi au-devant de toutes les caravanes qui venaient vers lui et attestaient : « Nous l’avons vu de nos propres yeux. Il chasse les démons; il ouvre les yeux des aveugles, fait entendre les sourds et marcher les paralytiques. »

A d’autres ils disaient : « Nous l’avons vu, nous, ressusciter un mort, et il a fait toutes sortes de prodiges en notre présence. »

[144] Sois sûr, lecteur ou auditeur, que ceux qui apparaissaient aux hommes se rendant en cet endroit, qui se rencontraient avec eux en grand nombre sur leurs ânes, leurs mulets, leurs chevaux, et qui montraient leurs membres guéris par lui, n’étaient pas des hommes, mais bien des démons. Sachons aussi, d’après cela ; que jamais on ne vit un homme qui eût recouvré la santé auprès de lui. [Les démons] apparaissaient à d’autres et leur disaient : « Nous sommes des anges. Nous sommes enchaînés par la prière de Mār Marūtā, — car ils l’appelaient Marūtā, — s’il nous laisse faire, et nous amènerons le grillon et la sauterelle. »

A d’autres ils apparaissaient et disaient: « Les dragons viendront sur la terre et ne laisseront personne vivant, si Mar Marūtā nous laisse faire. »

Les démons rebelles ne cessaient de faire entendre de semblables propos dans toute la Ǧazīra  et dès lors il n’y fut plus d’interruption sur les routes qui conduisaient à cet endroit.

Comprends, ô sage, que lorsque le fils de perdition viendra, il n’agira pas de suite par lui même, mais ses ministres iront ainsi publier sa renommée par toute la terre; ils se montreront corporellement à chacun et crieront: « Un tel était paralysé, un tel aveugle, un tel lépreux, et celui-ci les a guéris.

Ils se faisaient eux-mêmes morts, paralytiques, lépreux, aveugles et infirmes de toute façon et venaient près de lui. Dès qu’il commandait à un paralytique, de marcher, il marchait, et celui qui était comme réellement paralysé se mettait à marcher. Les malheureux qui avaient abandonné les Livres saints et allaient à sa suite ne savaient pas que ceux-ci étaient des démons, et qu’aucun des hommes qui vinrent le trouver ne fut jamais guéri par lui; à moins qu’il ne fût frappé par le Malin, et alors, lorsque le démon le quittait, il paraissait guéri.

Ils disaient : « Parce que tu n’as pas la foi, tu n’es pas guéri. Nous avons vu ces choses et nous les attestons. Chacun de ceux que nous avons [145] vus revenir d’auprès de lui, à qui l’on demandait : « Es-tu guéri ? » disait : « Je suis guéri. »

Il ne disait jamais rien de plus que : « Si tu as la foi, dans quarante jours tu seras guéri. » Et sous cette condition d’attendre la guérison pendant quarante jours, il les renvoyait.

Ainsi tous les pays se mettaient en mouvement et venaient vers lui. On lui apportait des billets, avec de l’or, de l’argent, des objets précieux. Il faisait des aumônes, de longues prières, puis se levait et aspergeait le peuple de cendre, en disant : « Que Dieu soit apaisé! ».

Il se tenait sur un siège élevé comme un évêque, bien qu’il eut seulement reçu l’ordre du diaconat. Il est prescrit par les canons apostoliques que le prêtre ne soit bénit que par son confrère prêtre ou par l’évêque, et qu’il ne reçoive la bénédiction que de ceux-ci. Cet audacieux, non seulement bénissait, mais il faisait même le signe de la croix et imposait la main sur la tête des prêtres. Il faisait aussi l’huile de la prière, alors même que plusieurs prêtres se trouvaient réunis près de lui, et la leur donnait. Il faisait l’huile de cette manière : il récitait dessus une prière, puis il crachait dedans et la consacrait par son crachat. Un évêque ou un moine ne pouvait aller là, ni dire quelque chose, sans s’exposer à être tué par les habitants de ce village qui disaient :

« Vous êtes jaloux de lui. » Saint Mār Cyriaque, évêque de l’endroit, voyant que son troupeau était détenu captif parle Malin, qu’ils n’écoutaient point ses paroles et voulaient même le mettre à mort, se rendit près du vénérable patriarche David et lui fit connaître tout cela. Le vénérable David [146] en apprenant ces choses, fit enlever le séducteur et l’enferma dans la prison de Ḥarrān. Cela ne mit pas fin à ses impostures, car beaucoup de gens venaient le trouver dans la prison et cet impie faisait de l’huile et la leur donnait après l’avoir consacrée par ses crachats. Nous omettons plusieurs faits et nous passons à d’autres choses, car nous voulons faire connaître les années de calamité que le pays a souffertes.