Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, IV, 3, Européanisation du Maroc et du Sahara, 1905 n-è

Quoi qu’il en soit des perspectives politiques d’ordre secondaire, la Maurétanie est désormais une nouvelle province de la « plus grande Europe », même en y comprenant le Maroc qui pourtant est censé jouir encore de son indépendance.

Ce pays de l’ « Occident », le Maghreb des Arabes, est circonvenu de tous les côtés par les puissances européennes, dont les représentants, avec un très nombreux cortège de résidants hiverneurs, se sont établis à Tanger pour en faire une ville franchement européenne, indice de leur prise de possession future.

Travaillé à l’intérieur par des intrigues de toute nature, le gouvernement central ne peut agir sans avoir à demander les conseils et à recevoir les subsides des rivaux d’Europe qui se disputent son héritage, et quant aux tribus indépendantes, qui constituent le bled essiba, « pays de l’insoumission », elles dépendent également de l’Europe, du moins indirectement, puisque les objets de fabrication industrielle ont tous cette origine, et chaque année cette dépendance commerciale s’accroît par la force des choses.

Bien plus, des ouvriers marocains, par dizaines de milliers, ont pris l’habitude d’aller travailler comme bûcherons, cultivateurs, bouviers et manœuvres dans l’Algérie voisine et se rattachent ainsi économiquement à la civilisation européenne : il n’y aurait qu’à laisser agir sans aucune pression extérieure les influences naturelles du simple contact pour que chaque année le Maroc s’européanisât davantage ; toute guerre de conquête ne pourrait que retarder le mouvement en ajoutant la haine, le désir de la vengeance aux sentiments déjà hostiles naissant de l’idée de supériorité religieuse, car le musulman adorateur du dieu unique méprise volontiers le « chien de roumi », celui qui n’a pas moins de trois dieux en un seul ainsi qu’une déesse mère, à moins, chose plus grave encore, qu’il reste indifférent à toute idée ou pratique religieuse.

L’européanisation et plus spécialement la francisation automatiques du Maroc s’accompliront d’autant plus vite qu’elles seront aidées par la construction des voies ferrées. A cet égard, le chemin de fer qui se poursuit jusque dans le désert, à Figuig et au delà, a déjà fait merveille. Les gens des oasis, que les brutalités militaires avaient d’abord initiés à la guerre, se laissent volontiers séduire par les appâts d’un trafic fructueux, et c’est maintenant à revers, par-dessus les cols du Grand Atlas, que se fait l’investissement commercial du Maroc.

Mais la principale porte d’accès qui donne entrée dans l’empire d’Occident est, du côté de la frontière algérienne, l’avenue large qui s’ouvre par Oudjda, dans la direction de Fez, entre les monts du littoral de l’Atlas proprement dit. Le va-et-vient des migrations et du commerce s’est toujours fait par cette vallée médiane, et c’est là que devra passer forcément la continuation du chemin de fer longitudinal de la Maurétanie, entre le golfe des Syrtes et l’Atlantique : c’est donc par l’intérieur des terres, parallèlement à la côte, que se développe l’axe normal du mouvement humain, la voie historique des Berbères et des Romains, des Vandales et des Bysantins, des Arabes et des Français.

De même qu’en Tunisie, la côte méditerranéenne est au Maroc très peu accessible : les chaînes du littoral forment autant de remparts successifs qui empêchent le trafic et qui même, sur la plus grande partie de l’étendue côtière, ont interdit toute visite d’étrangers. Les îlots et presqu’îles que possède l’Espagne entre Melilla et Ceuta ne sont que des rochers stériles d’où nul sentier ne pénètre dans l’intérieur et où l’on dresse parfois un pavillon de détresse pour demander quelques barils d’eau pure aux embarcations qui passent.

La même politique d’attente et de bon vouloir eût suffi pour rattacher graduellement à la France les diverses oasis qui parsèment le désert an sud de Tunis et d’Alger : l’intérêt économique seul relierait les colonies maurétaniennes aux possessions françaises du Sénégal et du Niger, mais une pareille conduite exclurait l’accomplissement de hauts faits d’armes et par suite l’avancement de brillants officiers.

On a donc préféré de coûteuses expéditions militaires aboutissant à des exterminations partielles. Avant ces exploits on avait trouvé moyen de supprimer tout commerce de caravanes : le trafic du Soudan, gêné par les douanes et les exactions, s’était en entier détourné vers le Maroc et la Tripolitaine, et les Touareg étaient devenus d’irréconciliables ennemis.

C’est en 1897 seulement, après soixante-sept années d’occupation algérienne, que les agents postaux d’Aïn-Sefra, dans l’extrême sud de l’Oranie, ont, pour la première fois, reçu un courrier de Tombouctou, comprenant une quarantaine de lettres : les indigènes qui accomplirent ce trajet avaient mis plus de trois mois à traverser le désert. Du côté des Français, il a fallu attendre l’année 1900 avant qu’une expédition, celle de Foureau, partie des ports extrêmes de l’Algérie, accomplît entièrement la traversée du désert, non sans grandes fatigues et sans péril de désastre.

Il est certain toutefois qu’en parfait mépris du gouvernement français, les marchands touâti et autres, et surtout des guerriers touareg cheminaient librement des frontières de l’Algérie aux rives du Niger : toutes les nouvelles importantes de l’Europe, d’ailleurs plus ou moins modifiées suivant les passions et les espoirs des indigènes, se propageaient à travers les solitudes, le long des pistes des caravanes. Or, le jour viendra où, de par les indications de la géographie, les voies majeures de l’Europe vers l’Amérique du Sud passeront par le Sahara transmaurétanien.