Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, III, 20, Le Maroc entre France, Espagne et Royaume-Uni, 1905 n-è

[…] à l’extrémité nord-occidentale, le Maroc donne lieu chaque année à la réunion de plénipotentiaires européens et au mouvement des escadres.

Quel en sera l’heureux possesseur ou quels en seront les copartageants avides et jaloux ?

Si le Maroc a jusqu’à présent échappé à la prise de possession par une puissance européenne, c’est précisément parce qu’il était convoité depuis des siècles et que les ambitions rivales se neutralisaient.

Le Maroc tient presqu’à l’Espagne. Ceuta s’avance vers Gibraltar, Tanger vers Tarifa. Aussi, lorsque les sept cents années de guerre entre musulmans et chrétiens pour la possession du sol ibérique se furent terminées au profit des derniers, ceux-ci prirent position pour aller poursuivre leurs ennemis jusque dans le continent voisin, et cette poussée eut pour résultat la prise de Ceuta et des autres presidios, fortins du littoral maurétanien qui, au point de vue de la conquête, n’ont pour ainsi dire qu’une valeur symbolique.

Le véritable protecteur du Maroc contre une invasion espagnole fut en réalité la Grande Bretagne, qui occupa Tanger de 1662 à 1684 et, quelques années plus tard s’emparant île Gibraltar, planta ainsi une épine dans la chair même de l’Espagne et surveilla le détroit. Blessée à vif, la nation humiliée ne pouvait guère songer à pousser plus avant ses conquêtes sur le continent africain. Elle l’essaya pourtant à diverses reprises, mais des avertissements polis s’élevant en sourdine de diverses parties de l’Europe lui signifièrent quelle devait se contenter des positions acquises.

De son côté, la France, regrettant les occasions perdues, veille à la frontière algérienne, cherche à infiltrer son protectorat par-dessus les limites de l’empiretandis que l’Angleterre et l’Allemagne travaillent à implanter solidement leur commerce et leur influence dans les ports du littoral.

Pour excuser d’avance, soit l’annexion du Maroc par l’un des Etats européens, soit le partage de la contrée, on se plaît à comparer cet empire à la Turquie en le qualifiant aussi d’ « homme malade » ; mais cette plaisanterie n’est pas justifiée : aucune population opprimée n’y réclame l’intervention étrangère et, si l’on fait abstraction des commerçants juifs, il n’y a entre les tribus ni animosité de race, ni haine de religion ; le Maroc n’a que faire de tous ces médecins qui l’entourent, lui offrant à l’envi des remèdes et des préservatifs.

Si tout d’un coup, les « bachadour », ministres ou « ambassadeurs » étrangers qui résident à Tanger, venaient à disparaître, et si les populations marocaines n’avaient plus à se défier de ces diplomates aux ambitions rivales, l’équilibre intérieur de la nation ne serait en rien changé : les deux cinquièmes du territoire qui porte sur les cartes le nom de « Maroc » continueraient de payer l’impôt et de constituer le pays soumis, se laissant administrer par les fonctionnaires de l’empereur, tandis que les enclaves indépendantes dont les habitants se refusent aux taxes et qui représentent les trois cinquièmes du pays formeraient autant de petites républiques très vivaces se suffisant à elles-mêmes, grâce à leur petit commerce et à la liberté de l’émigration périodique. Ce Bled es Siba, le « Pays libre », ne demande rien à l’Europe, si ce n’est qu’on ne touche pas à ses droits. Mais quelle est la grande puissance qui, succédant à l’empereur du Maroc aura le tact nécessaire pour ne pas froisser ces tribus autonomes ?

Dans le continent d’Asie où se sont assis de puissants empires depuis des âges immémoriaux, les nations d’Europe n’ont pu procéder au partage avec la même désinvolture que dans le continent noir. Mais chaque possession européenne est devenue un point d’appui pour des annexions nouvelles d’étendue considérable. Ainsi la Russie a profité de sa domination sur la Sibérie, qui représente déjà le tiers de la superficie asiatique, pour étendre son influence politique et même administrative sur les territoires voisins, Mandchourie, Mongolie, Dsungarie, Kachgarie, et, de ce côté, la frontière est devenue flottante, en sorte qu’on se demande de combien de centaines de mille kilomètres carrés le territoire russe s’est réellement agrandi. De leur côté, les Anglais, maîtres de l’Inde, se subordonnent de plus en plus les principautés vassales, consolidant par de nouvelles annexions leurs « frontières scientifiques » de l’ouest sur les hautes terres des Raloutches et des Afghans ; au centre, ils s’attaquent au Tibet par delà le formidable Himalaya, tandis qu’à l’est, ils arrondissent leurs domaines de la Barmanie et s’emparent des riches petits Etats de la péninsule malaise. Enfin, la France, ayant campé ses soldats et factionnaires sur le littoral de la mer de Chine, étend ses possessions dans l’intérieur aux dépens du royaume de Siam maintenant réduit à peu de chose.

A l’occident de l’Asie, l’Anatolie et la Perse présentent un spectacle analogue à celui du Maroc. Ces contrées doivent aussi à des ambitions rivales de rester sous le joug de leurs maîtres mahométans actuels. La Russie, l’Angleterre, l’Allemagne convoitent l’Asie Mineure et la Mésopotamie : d’où conflits incessants et maintien de la domination turque. La Perse est comme un vaste échiquier dont les joueurs anglais et russes poussent savamment les pièces tout en adressant de respectueux hommages au chah des chahs en son palais de Téhéran.