Ibn Battûta, Alep au XIV° siècle, v. 1340 n-è

HALAB :

Nous nous rendîmes à la grande, métropolitaine et magnifique cité de Halab. Ibn Jubayr : « Le mérite de cette ville est immense, et sa renommée aura cours en tout temps. Sa possession a souvent été recherchée par les rois, et son rang a fait impression sur les hommes. Combien de combats n’a-t-elle pas suscités, et combien de sabres brillants n’ont-ils pas été dégainés pour elle !

La solidité de sa citadelle est célèbre, et son élévation est évidente ; on ne se hasardait pas à l’attaquer, à cause de sa force, ou, si on l’osait, on ne l’emportait pas. Ses côtés sont en pierre de taille, et elle est construite dans des proportions pleines de symétrie. Elle a cherché à surpasser en durée les jours et les années, et elle a conduit à leur dernière demeure les notables et les plébéiens !

Où sont ses princes hamdânites et leurs poètes? Tous ont disparu, et les édifices seuls sont restés. Ô ville surprenante ! Elle dure, tandis que ses possesseurs ont passé ; ceux-ci ont péri, et sa dernière heure n’est pas arrivée. On la recherche après eux, et on l’obtient sans beaucoup de difficultés ; on désire l’avoir, et l’on y réussit au moyen du plus léger sacrifice. Telle est cette ville d’Alep. Combien de ses rois n’a-t-elle pas introduits dans un temps passé, et combien de vicissitudes de la fortune n’a-t-elle pas bravées par sa position ! Son nom a été fait du genre féminin ; elle a été ornée des atours des jeunes femmes chastes, et elle s’est soumise à la victoire, de même que d’autres l’ont fait. Elle a brillé comme une nouvelle mariée, après le sabre de sa dynastie, Ibn Hamdân. Hélas ! sa jeunesse s’en ira, on cessera de la rechercher, et encore quelque temps, sa destruction arrivera promptement. »

CITADELLE D’ALEP:

La forteresse de Halab s’appelle Ash-Shahbâ (la grise); dans son intérieur il y a 2 puits d’où jaillissent l’eau (disparus), et on n’y craint pas la soif. Deux murs entourent le château ; il y a tout auprès un grand fossé d’où l’eau sourd ; et sa muraille compte des tours rapprochées les unes des autres. Ce fort renferme des chambres hautes, merveilleuses, et percées de fenêtres. Chaque tour est occupée, et dans ce château fortifié les aliments ne subissent aucune altération par l’effet du temps.

On y voit un sanctuaire que visitent quelques personnes, et l’on dit qu’Abraham y priait Dieu(maqam Ibrahim de Nûr ad-Dîn Zengi), Cette forteresse ressemble à celle appelée Rahbat Mâlik b. Tawq (fondé en 815 sous al-Mâ’mûn), qui se trouve près de l’Euphrate, entre la Syrie et l’Irak. Lorsque Kâzân (Ghazân, m.1304), tyran des Tartars, marcha contre la cité de Halab (1299 et 1300), il assiégea ce fort pendant plusieurs jours ; puis il s’en éloigna, ayant été frustré dans son désir de s’en emparer.

Sayf ad-Dawla Al-Khâlidî :

C’est un lieu vaste et âpre qui surgit contre celui qui veut s’en emparer, avec son beffroi élevé et son flanc indomptable. L’atmosphère étend sur ce lieu un pan de nuage et décore ce château d’un collier, que forment ses étoiles brillantes. Lorsqu’un éclair brille dans la nuit, ce fort apparaît, à travers ses interstices, comme resplendit la constellation de la Vierge, entre les espaces des nuages. Combien d’armées ce château n’a-t-il pas fait périr dans l’angoisse, et combien de conquérants n’a-t-il pas mis en fuite ! […]

C’est une citadelle dont la base embrasse les sources d’eau, et le sommet dépasse la ceinture d’Orion. Elle ne connaît point la pluie, puisque les nuées sont pour elle un sol, dont ses bestiaux foulent les côtés. Lorsque le nuage a donné de l’eau en abondance, l’habitant de la forte-resse épuise l’eau de ses citernes avant que ses sommets soient humectés. Son belvédère serait compté au nombre des étoiles des cieux, si seulement il parcourait leurs orbites. Les ruses de cette forteresse ont repoussé les subterfuges des ennemis, et les maux qu’elle a occasionnés l’ont emporté sur leurs maux.

Jamâl ad-Dîn ‘Alî b. Abî al-Mansûr :

Peu s’en faut que, par l’immensité de sa hauteur, et le point culminant auquel son sommet atteint, ce château ne fasse arrêter le globe céleste, qui tourne autour de la terre. Ses habitants se sont rendus à la Voie lactée comme à un abreuvoir, et leurs chevaux ont brouté les étoiles comme on paît les plantes fleuries. Les vicissitudes des temps se détournent de lui par crainte et par frayeur, et le changement n’existe pas pour ce château.

On donne à la cité de Halab le nom de Halab Ibrâhîm, car ce patriarche y a habité, et il possédait de nombreux troupeaux de brebis, dont il donnait à boire le lait aux pauvres, aux mendiants et aux étrangers. Ces gens se réunissaient et demandaient le lait d’Abraham, de sorte que la cité finit par être appelée ainsi. (Lait d’Abraham, aussi chez les chroniqueurs des croisades)

C’est une ville excellente, qui n’a pas sa pareille pour la beauté de l’emplacement, la grâce de sa disposition, la largeur de ses marchés et leur symétrie. Ils sont recouverts d’une toiture en bois, et les habitants y trouvent toujours de l’ombre.

SUQ D’ALEP :

La qaysâriya est unique pour la beauté et la grandeur. Elle entoure le Jâmi‘, et chacune de ses galeries est placée en face d’une des portes du temple. Le Jâmi‘ est une des plus jolies qu’on puisse voir. Dans sa cour, il y a un bassin d’eau, et tout autour d’elle règne une chaussée pavée très vaste. La chaire est d’un travail admirable, et incrustée d’ivoire et d’ébène. (brûlée par les Arméniens en 1260, rebâtie par Mâlik Nâçir en 1326). Près de cette mosquée principale se trouve une madrasa qui lui ressemble par la beauté de sa situation et sa construction solide. Il est attribué aux Amîrs du clan Hamdân (Hallawiya,cathédrale convertie en 1124 et madrasa en 1150). Outre celui-ci, il y a dans la ville 3 autres madrasa et un bimaristân.

Quant à l’extérieur de Halab, c’est une large et vaste plaine, où se voient de grands champs ensemencés, des vignes plantées avec ordre, et des vergers sur le bord de son fleuve. […]. L’esprit éprouve, dans le voisinage de la cité de Halab, un contentement, une gaieté, une joie comme on n’en ressent pas ailleurs. C’est une des villes qui sont dignes d’être le siège dukhilafâ’.

Ibn Juzay : « Les poètes se sont fort étendus dans la description des beautés de la ville d’Alep, et dans la mention qu’ils ont faite de son intérieur et de ses environs. »

Abû ‘Ubâda al-Buhturî (m. 897), un des plus célèbres poètes syriens:

Ô éclair qui a brillé un peu au-dessus de ce que je chéris, Halab, du haut du château de Bithiâs (Village et palais arabe à 5 km à l’est d’Alep déjà en ruine v. 1225.) ! Il emprunte sa couleur du lieu où croît la rose jaune, et de toutes ces vastes plaines, et ces lieux abondants en myrte. C’est une terre qui, venant à mon secours, lorsque je suis bien triste par le souvenir de votre absence, ne manque pas de me rendre plus gai.

Abû Bakr as-Sanawbrî (antiochien, m. 945) :

Que le lait de la nuée abreuve le séjour fortuné de Halab ! Combien cette cité n’ajoute-t-elle pas de plaisir au plaisir même ! Que de jours heureux y ont été passés dans la joie, tandis que la vie n’y était pourtant pas réputée agréable ! Lorsque les plantes déploient dans Halab leurs étendards, leurs robes de soie et les bouts de leurs turbans. On admire au matin leurs côtés purs comme l’argent, et leur milieu brillant comme l’or.

Abû al-‘alâ al-ma’arrî:

Halab est pour celui qui y arrive un jardin d’Eden, et pour ceux qui s’en éloignent un feu ardent. Le grand y est magnifique, et à ses yeux la valeur de ce qui est petit est augmentée par l’effet du charme de ce lieu. Or Quwayq est une mer dans l’esprit de ses gens, et un de ses cailloux tient le rang du mont Thabîr.

Abû al-Fitiân b. Jabûs (damascène, m.1081):

Ô mes deux amis ! quand ma maladie vous fatiguera, faites-moi respirer le doux souffle du vent de Halab, Du pays dans lequel le vent d’est a sa demeure ; car le vent vierge m’est nécessaire.

Abû al-Fath Sashâjem (b. al-Sindî, m.970) :

Aucun pays du monde ne procure autant d’avantages à ses habitants que le fait Alep. Dans cette ville se trouve rassemblé tout ce que tu peux désirer. Visite-la donc, c’est un bonheur de s’y trouver.

Abû al-Hasan ‘Alî, b. Mûsa b. Sa‘îd al-Gharnâthî al- ‘Ansy (chaine au sud ouest de halab) :

Ô conducteur des chameaux, que tu laisses longtemps reposer les montures ! Poussons-les plutôt ensemble dans le chemin de Halab. Car cette ville est le lieu de mon désir, le séjour que je souhaite, et le point de mire de mes voeux. Elle possède Jawshan et Bithiâs ; et dans elle résident des hommes vraiment généreux. Quelle pâture on y trouve pour satisfaire l’oeil et l’esprit ! Les souhaits y sont abreuvés à pleine coupe. Les oiseaux qui chantent annoncent leur gaieté ; les branches des arbres se penchent pour s’embrasser. En haut de la citadelle appelée Ash-Shahbâ se voient dans tout son circuit les étoiles du ciel qui l’environnent en guise de ceinture.

A Halab se trouve le Roi des Amirs, nommé Arghûn ad-Dwâdâr ; Amîr principal du roi Nâçir (nommé en 1326).

C’est un Faqih renommé pour sa justice, mais il est avare. Les qâdî, à Halab, sont au nombre de 4, un pour chacune des quatre madhâb sunnites.

L’un d’eux était le qâdî Kamâl ad-Dîn b. Az-Zamlakânî, de la madhâb Shâfi’îte (1324-7), personnage d’un esprit élevé ; très puissant, doué d’un noble coeur, d’un beau caractère, et versé dans diverses sciences. […] le poète du Shâm, Shihâb ad-Dîn Abû Bakr Muhammad b. Shykh Shams ad-Dîn Abû ‘Abd Allah Muhammad b. Nubâta al-Qurashî al-Umawî al-Fâriqî (m.1396). le loua ainsi :

Jilliq, la vaste (Damas), a été triste de ton absence, tandis que Achchahbâ s’est réjouie de ton arrivée. Un chagrin a surmonté Damas lors de ton départ ; la splendeur et l’élévation ont plané sur les collines d’Alep. La maison dont tu as occupé le vestibule a resplendi, de sorte qu’on a vu sa lumière briller comme l’éclair.

Ô vous tous qui avez joui des libéralités et des actes de noblesse de celui en comparaison duquel sont réputés avares les hommes généreux, Celui-ci est Kamâl ad-Dîn : mettez-vous donc sous sa protection, et vous en serez satisfaits ; car ici se trouvent la vertu et les bienfaits. Il est qâdhi des qâdhis, l’illustre personnage de son temps. Les orphelins et les pauvres qui reçoivent ses faveurs peuvent se passer de toute autre assistance. C’est un qâdhi dont l’origine et la postérité sont pures et sans tâche. Il s’est acquis de la gloire ; les pères et les fils s’ennoblissent par son moyen. Grâce à lui, Dieu a été bienfaisant envers les habitants d’Alep ; et le Ciel peut favoriser qui il lui plaît. Son intelligence et sa faconde ont dissipé le doute et l’obscurité, comme si ce brillant esprit était un soleil. Ô juge des juges ! ton mérite est trop supérieur pour que tu te réjouisses d’occuper un rang élevé. Certes, les dignités sont au-dessous de ton esprit, dont le mérite est plus haut placé que l’étoile d’Orion. Tu possèdes pour les sciences des capacités célèbres, et semblables à l’aurore, dont la lumière a dissipé les ténèbres ; Et tu as des vertus dont ton ennemi lui-même atteste l’excellence. Pourtant les ennemis ne sont point habitués à confesser le mérite [des adversaires].

[…] le qâdî en récompensa l’auteur par le don d’un habillement et d’une somme d’argent.

Ibn Juzay :

Parmi ses petites pièces de vers, celle qui suit est admirable, et on y voit la figure appelée allusion détournée :

Je l’ai aimée ; elle était mince, svelte, ornée de noblesse. Elle ravissait l’esprit et le coeur de l’amant. Elle était avare des perles de sa bouche pour qui voulait l’embrasser ; puis elle se soumit un beau matin avec ce dont elle avait été avare.

[…]

Quant au chef des qâdî du rite de Mâlik, je ne le nommerai pas. C’était un des hommes de confiance du prince au Caire ; et il a pris cette charge importante sans la mériter.

Le chef des shurfa, à Halab, est Badr ad-Dîn b. Az-Zahrâ(m.1331). Au nombre des fuqahade cette ville se trouve Sharf ad-Dîn b. Al-‘Ajamî (grande famille). Ses parents sont au nombre des principaux personnages de la cité.

Quant à la ville de Qinnasrîn (déjà en déclin mi-Xe siècle, ISTAKHRI, 951), elle était ancienne et grande ; mais elle a été détruite, et il n’en reste maintenant que des vestiges.